CHRONIQUES
Avec la crise du Covid, le capitalisme s'est offert un beau lifting à nos frais, et cela ne fait que commencer. Ils prétexteront la catastrophe économique pour vendre l'État au privé. Combien de petits commerces ne rouvriront pas, au profit des grandes enseignes multinationales ? Le nombre de pauvres grandit déjà. Mais famine rime avec révolte. Il faut toujours se méfier de ceux qui n'ont rien à perdre... On peut toujours rêver. J'ai rassemblé cinq articles que j'avais écrits pour le 40e anniversaire de mai 68. J'aurais bien aimé faire la même chose pour le 150e anniversaire de la Commune, mais même centenaire j'aurais raté le coche.
Depuis les "affaires" de la présidence Pompidou et celles de la Mitterandie, broutilles au regard de celles des deux présidents suivants, la France est obligée de se constater plus nettement latine qu'elle ne se l'avouait : "combinazione !" Pour ce qui est du rôle des intérêts, voir de l'intéressement dans notre histoire politique et sociale, nous sommes mal informés par une école républicaine pudibonde qui devrait nous parler plus et mieux d'un passé peu glorieux pour nous préparer à une réalité navrante mais pas du tout nouvelle. S'il est certes judicieux de marteler les principes de la laïcité, il serait aussi essentiel d'inculquer ceux de la probité en politique.
Au réveil, pour chasser le délire, lire longuement les informations — se laver d’une terreur par une autre.
J’ai entendu les premiers oiseaux, ceux de quatre heures, qui disait le jour se lève bientôt, n’aie pas peur.
Hier soir, je prends à la volée le dernier ciel avant le prochain. À minuit, le pays se résout à s’enfermer de nouveau, et pour combien de temps ? Oui, c’est alors qu’il nous faudrait des armes : non pour tuer, mais pour relever toutes ces heures morte parmi nous.
Il y a ces deux passages d’Antoni Casas Ros. Extralucides, ils peuvent aider à traverser novembre sans fêtes : « Toute la violence de notre temps, toute la crapulerie politique vient du fait que personne ne regarde personne. Les distances se creusent, les fissures deviennent des précipices dans lesquels les guerres et les destructions s'engouffrent. » C'est dans “Le Théorème d'Almodovar”, page 79 de l'édition folio.
Généalogies des masques. Tout commencerait évidemment par les funérailles de Sylla. Le cortège qui traverse toute l’Italie, Rome entièrement vouée au deuil et au rituel funèbre. Le soir, sous les flambeaux qui jettent dans chaque rue plus de lumière qu’au soleil de juin, on marcherait. Pour la mort d’un homme, il était d’usage qu’on sorte les masques des ancêtres moulés sur le visage du cadavre : les masques restaient suspendus au-dessus de l’autel des dieux, dans la maison, près du feu : et noircissaient avec le temps.
Tout est nouveau de ce qui se passe à l’Est, en Russie et en Biélorussie (et on pourrait rajouter maintenant en Pologne). En Biélorussie, il y a deux grandes nouveautés, par rapport à tous les autres mouvements de contestation : d’abord, une non-violence totale, absolue, de même qu’à Khabarovsk, ou dans toutes les autres villes où se déroulent des manifestations — et ces manifestations sont massives, regroupant des dizaines, voire, souvent, des centaines de milliers de personnes. Ensuite, le fait que le mouvement est non pas dirigé, mais animé (et la différence est fondamentale, parce que, justement, il n’y a pas de direction) par des femmes, et que ce sont les femmes qui sont toujours en avant.
Vous connaissez cette phrase de Camus, quand il disait que mal nommer les choses ajoutait au malheur des hommes. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux dans nos villes, ceux qui ont fui les persécutions et nomment précisément la fabrication du malheur en Turquie. Pourquoi n'entend-on pas leurs voix ? Ou pire, pourquoi les livrons-nous à Erdogan, comme le militant kurde Mehmet Yalçin ?
Ioulia et moi, le 26 août, nous avions un anniversaire, — nos vingt ans de mariage, mais c’est tant mieux si je l’ai raté et si, ça, je peux l’écrire aujourd’hui, parce j’ai appris sur l’amour un petit peu plus que je n’en savais il y a un mois. Vous avez déjà vu ça cent fois, bien sûr, dans les films et vous l’avez lu dans les livres : il y a quelqu’un qui aime, et qui est dans le coma, et il y a quelqu’un d'autre, qui, par son amour et le souci constant qu’il a de lui, le ramène à la vie. C’est cela, bien sûr, qui nous est arrivé, à nous aussi.
Il y a cette photo, monstrueuse, et connue. Un Juif religieux humilié par des soldats nazis. Ce que je ne savais pas, — je l’ai appris sur la page de mon ami FB Jacques Neuburger, c’est que cet homme ainsi humilié, d’abord, avait été tué très peu de temps après cette photo (mais, ça, je m’en doutais), et qu’il était le grand-père maternel de Meir Dagan, un des chefs du Mossad, lequel Meir Dagan avait toujours cette photo dans son bureau, avec une devise qui disait quelque chose comme « Plus jamais ça ».
En janvier m’était parvenu ce poème. Un peu comme un cadeau qu’on n’a pas mérité. Et puis les semaines avaient passé. On a beaucoup marché dans les rues cet hiver, on a beaucoup crié contre des lois votées en force, conçues pour détruire une solidarité sociale sans laquelle nous sommes d’autant plus menacés aujourd’hui. Je voulais mettre ce poème à l’abri, qu’il fasse partie de notre histoire avant qu’elle ne soit falsifiée, elle aussi. Empêcher que s’effacent les poèmes qu’on reçoit, en les recopiant sur les murs.
Avant de repartir pour la mer Noire, j'étais devenu ce qu'on appelle un PSA. Une abréviation que je ne connaissais pas, et que la bénévole des Restos du Cœur venait tout juste d'inscrire au stylo bille noir sur ma fiche d'inscription. Je lui avais demandé le sens de ces trois lettres. Personne Sans Adresse, elle m'avait répondu, comme un petit électrochoc avec une voix de soixante ans mal réveillée.
Aujourd’hui le futur nous est clairement dérobé. Le passé ne nous offre plus l’appui auquel nous étions habitués. Le présent n’est fait que de troubles et d’angoisses. Bref, l’histoire paraît égarée. Cela lui est déjà arrivé. C’est sans doute lorsqu’il n’y a plus de sens disponible qu’il faut tout réinventer.
Si on était nombreux à vouloir un monde égalitaire, on l’arracherait, on l’aurait. Les morts d’aujourd’hui sont ma responsabilité. Une personne en moins dans le combat pour l’égalité c’est travailler à la victoire de l’inégalité.
On étouffe un homme de l’autre côté de la mer et ce qu’on assassine est si vaste. Un homme qui est tant d’autres, un homme après tant d’autres : on tue les Noirs, les femmes, les pauvres parce qu’ils comptent peu pour ceux qui mènent le siècle, on les tue pour ce peu dans lequel on les tient, et qui au revers laisse apparaître le considérable dans lequel s’estiment ceux qui considèrent qu’étouffer cet homme permet de maintenir l’ordre. Quel ordre ?
Comment, — à quelle vitesse — on passe d’une normalité à l’autre : la vie sans le covid, la vie avec. — Si, tôt ou tard, il y a un vaccin et que cette horreur se dissipe, est-ce que ça nous soulagera ? Dorénavant, je sais que non. Parce que nous vivrons sous son ombre, — avec ce qui s’est passé, avec ce que nous avons vu (ou pas vu), et la certitude absolue de notre fragilité. Laquelle, certes, n’est pas nouvelle. Elle est juste plus flagrante. La pandémie comme miroir — pas même grossissant, — de nos horreurs.
« Je ne peux pas respirer ». La phrase de George Floyd dit l’instant, l’époque, le poids de mort qui écrase, l’affreuse impuissance. Les deux genoux sous la nuque, il nous faudrait demander grâce. Bien sûr, on n’est pas écrasé comme littéralement à Minneapolis le sont ceux qui chaque jour paient de mort la couleur de la peau ; bien sûr : on est aussi, souvent, du côté de la matraque symbolique de la domination, et si c’est malgré soi, c’est tout de même l’expérience qu’on fait du pouvoir insidieux, des rapports sociaux comme inscrits dans cette anthropologie de la souffrance qui est notre quotidien intime.
On se souviendra de ces mois comme une longue plage de silence, où pourtant s’était préparé la suite : les offensives, les contre-offensives. Qui l’avait emporté ? On se souviendra de ces mois comme fatalement ce qui avait produit la suite. La suite, pourtant on l’ignorait alors. J’aurais écrit chaque jour ces jours ; pour en arracher quoi ? « Qu’au retour du silence, une langue naisse » — il est juste de revenir au silence en retour, dans le bruit que refait le monde un peu partout, maintenant que la machine repart, dont le fracas idiot recouvrira tout. Tout ?
Je comprends bien que ça ne peut pas durer. Mais voilà, nous sommes déconfinés. Evidemment que non. Bon, mais, de ce « non », de ce qui vient, nous en reparlerons plus tard, parce que, justement, ça vient, et ce n’est pas encore, au moment où j’écris, venu. Et comment faire pour ne pas perdre tout ce qui a vibré dans ce silence qui fut, pour la première fois au monde, si fraternellement quasi-universel ?
Quand un monde s’écroule, il se radicalise : cherche ses appuis les plus sûrs, se révèle tel que lui-même. C’est alors que sa violence s’exerce sans fard, plus féroce, plus librement ouvert à lui-même, ses penchants. Sont détruits davantage ceux qui sont détruits ; et on sauve les apparences et les quelques dividendes qui restent.
Qui pleurera la fin de ce monde ?
Prudence devant l'avenir, dont rien ne dit qu'il ne pourrait pas être encore plus sombre que le présent. Impossible de passer entre les mailles du filet. Le résultat de cette petite étude de terrain (avez-vous fait la même expérience ?) donne à réfléchir. Il pourrait devenir vital pour nous - littéralement - de défendre aujourd'hui ce qui reste de libertés publiques et de nous opposer au glissement annoncé vers toujours plus de contrôle de nos faits, gestes et opinions.
L’effusion de possibles que portent le passé est infinie, parmi répandue autour de nous et il suffirait presque de se baisser pour s’en saisir ; s’il n’y avait pas la question du risque de se brûler.
Ils disent les jours heureux et ils montrent les tableaux, les courbes. Ils disent aussi nous. Ils disent les mots efforts à ceux qui n’en peuvent plus, ils répètent les jours heureux et évidemment le mot grince, le mort tord le cœur, ils souriraient presque. Ça y est, ils sourient en disant les jours heureux, peut-être qu’ils le pensent, non, ils ne le pensent pas, ils disent les jours heureux sans rien penser ni rien savoir de ce que peut être l’heureux des jours, s’ils savaient : ils ne le diraient pas, en souriant.
Après le discours du président, je ne sais pas, j’ai senti une chape de tristesse autour de moi. Sur FB, parmi mes contacts. Dans la rue en sortant faire les courses. On sent ça — comment les gens se regardent ou ne se regardent pas. Comment ils marchent. Comment ils rentrent la tête dans les épaules ou baissent les yeux. Comment ils sont pressés de prendre ce qu'ils prennent.
Vers le soir, l’impuissance qui grandit tout le jour s’impose soudain, large et grave, insoutenable, précise. On n’y peut rien, disent-ils : et c’est vrai que la maladie n’appartient à aucun camp constitué dans la lutte. Elle est prétexte à tout effacer de toute lutte. Et pourtant ?
Le confinement n’est pas la période exceptionnelle de l’époque, mais son exacerbation. La société de contrôle et de surveillance s’exerce à merveille ; les êtres se découvrent dans la solitude au miroir de leur abandon ; ils pensaient pouvoir enfin trouver du temps : ils ne saisissent que de l’ennui : savent bien qu’ils sont chez eux enfermés.
Il y a eu cet épisode des masques commandés par la France et rachetés, trois fois le prix conclu, par les Américains. Les journalistes se sont centrés sur cette incroyable compétition, où toute morale était abolie d’un coup. Et moi, allez savoir pourquoi, j’ai vu une autre image : l’image — vue je ne sais plus où — d’un camp nazi de prisonniers de l’Armée rouge, que l’on n’avait pas nourris depuis des jours, et à qui leurs gardiens jetaient de la nourriture par-dessus les barbelés.
Depuis, je ne sais pas, deux-trois jours, je sens monter un sentiment qui n’est plus l’accablement, plus la surprise, non, mais qui est comme un sentiment de honte. D’une honte aux visages multiples, on pourrait croire, mais c’est la même.
puisque nous voilà réduits à nous-mêmes
puisque nous sommes seuls et des millions à chercher
dans cet isolement
l’élan qui nous rendra notre liberté,
– la santé de la liberté / la liberté de la santé –
puisqu’il nous reste, quoi ?*
un peu de temps à ne plus le perdre
à ne plus le donner à qui le brade.
Donc nous voilà entrés dans l’inédit. Tous. Du jour au lendemain, partout. Pas sûr qu’il y ait déjà eu une rupture aussi radicale dans l’histoire de l’humain, qu’un événement d’une telle ampleur se soit déjà produit. Du jour au lendemain, partout, nos existences ont muté. Intimement, collectivement.
Ce qui est intéressant dans l’affaire Matzneff, telle qu’on peut désormais l’appréhender à sa juste infamie après lecture du puissant récit de Vanessa Springora, c’est qu’elle est très souvent et très insidieusement détournée de sa leçon première – entendre la voix de la victime – afin de permettre la réactivation d’une dialectique permissivité-interdit. Comme si, pour mieux encaisser l’abjection dévoilée dans Le Consentement, certains avaient à cœur de remettre au goût du jour l’ancien clivage droite-gauche.
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