L’ombre. Par André Markowicz
L’ombre
une chape de plomb, — pas une chape vraiment, mais comme un ciel lourd. Je regarde autour de moi, — pas beaucoup, quand je suis dehors, parce que, avec ce masque, qui étouffe, quoi qu’on dise, qui fait de la buée sur les lunettes, en fait, on ne voit pas grand-chose, et, l’expression de la bouche, on ne la voit une seconde qu’à travers les yeux, et je sens quelque chose qui ressemble à de la tristesse. Ce n’est pas le mot, là encore, peut-être bien. Disons une espèce d’accablement léger, pas de la prostration, non, oui — c’est ça, comme un accablement. Je ne peux même pas dire que je sens de l’inquiétude, non. Je la sens la présence d’une ombre, chez tout le monde.
Les magasins sont vides — les gens ne viennent pas. En fait, je m’en rends compte d’une façon bizarre : dans notre petit supermarché de quartier (au coin de la rue), ça ne m’arrive quasiment jamais de dire « pardonnez-moi » quand je veux passer et qu’il y a quelqu’un qui a mis son caddy au milieu de la travée. Des caddies au milieu de la travée, aujourd’hui, c’est rare. Et quand je fais les courses chez les commerçants de détail, eh bien, c’est rarissime que je fasse la queue — ça arrive, mais c’est rare. Parce qu’il n’y a personne, en fait.
Parce que, bien entendu, les gens ne consomment pas. Ils achètent (ou est-ce une impression ?) juste ce qu’il faut, et c’est tout. Et je comprends bien — et ce n’est pas seulement la crise économique, sans précédent de notre vivant, toujours, qui est la cause. Et pourtant, ce que nous voyons s’ouvrir maintenant, jour après jour, c’est une espèce d’abîme, comme on verrait les dégâts d’un tsunami, avec la différence que la mer ne se retirerait pas d’un seul coup, mais d’une façon comme insensible, au jour le jour, — en découvrant, jour après jour, de nouvelles ruines. Qu’il y ait, en un mois, un quart de chômeurs de plus... Et ça, bien sûr, ce ne sont que les chiffres officiels, mais nous savons bien que c’est bien pire, puisque, dès avant la crise, les chiffres du chômage étaient largement sous-évalués, à cause du mode de comptage. Bref, il y a ça.
Ça, déjà, ça suffit largement pour accabler. Mais il y a, je crois bien, beaucoup plus. Il y a notre lâcheté inévitable. Il y a notre acceptation — inévitable — d’un monde « comme si », d’un monde dont on nous dit qu’il est vrai, alors qu’il est faux. Avec les conséquences délétères que ça entraîne. Il y a ce mensonge obligatoire.
Il y a ce mensonge, par exemple, qui consiste à dire que l’école fonctionne. — Non, l’école ne fonctionne pas. Il y a des enseignants qui font tout ce qu’ils peuvent, ça, c’est sûr. Mais il y a une quantité d’élèves (et ce qui me frappe le plus, c’est qu’on ne sait pas exactement combien) qui sont descolarisés, — soit qui ne vont pas du tout à l’école, soit qui y vont pour un ou deux jours, voire deux après-midi par semaine, — et que voulez-vous qu’il se passe, dans ces conditions-là, à l’école ? C’est la sélection sociale qui parle dans ces conditions. Les parents qui ont la chance de pouvoir suivre leurs enfants, eh bien, ils essaient de suivre le programme (jamais complètement, je crois) — ceux qui ne peuvent pas, eh bien, ils restent sans rien, ou avec pas grand-chose. Et ce qui s’est perdu depuis le mois de mars, ces quatre mois — non, ces six mois, puisqu’il y aura bientôt les vacances —, peut-on le rattraper ensuite ? je n’en sais rien. — Et là encore, ce qui ajoute au désarroi devant cette catastrophe globale, c’est que je ne pense pas du tout qu’elle soit la faute du gouvernement, je veux dire qu’il y ait quelqu’un à blâmer pour une mauvaise organisation, ou une mauvaise gestion : les écoles se sont fermées partout dans le monde — plus longtemps, moins longtemps. Non, ce qui accable, justement, c’est que c’était partout. Mais, du coup, les différences sociales se creusent encore davantage. (Ce qui ne veut pas dire que nous puissions blanchir le gouvernement de ses mensonges, de ses incuries, de ses impréparations — mais je parle d’autre chose)
Ce qui accable aussi, c’est ça, notre acceptation inévitable de règles qui sont, j’en ai déjà beaucoup parlé, édictées pour notre bien, et sans doute très utiles, mais qui laissent une partie de notre population totalement exsangue. Ce qui s’est passé avec les vieux et les malades, leur isolement forcé, l'impossibilité du contact physique, est quelque chose qui aura des conséquences, me semble-t-il, tout aussi délétères. Et il ne s’agit pas seulement de ce « glissement » , mais de l’interruption, par exemple, des petits soins quotidiens — par exemple, le fait que les kinés n’aient pas eu le droit de recevoir les vieux pendant près de deux mois — des choses comme ça, qu’on dirait de détail. D’un coup, une vie qui s’est cassée — pas cassée net, non, juste : qui s’est éloignée. Et ça, pour le bien des vieux — dès lors que c’était dit comme ça, et que tout le monde n’a pu qu’appliquer des règlements qui, sans aucun doute possible, ont permis d’éviter des catastrophes encore plus grandes. Cette phrase soviétique qui me revient : « On coupe un bois, les copeaux volent ». Le destin de l’homme soviétique pris dans la machine de la terreur, c’était celui du copeau. A part que, là, il n’y a pas eu de dictature, pas eu de terreur, ou que cette dictature était universelle, à quelques variantes près. — Et Dieu me préserve d’appeler à la désobéissance devant la pandémie. C’est justement parce que je n’y appelle pas que je suis accablé — parce que nous avons l’impression que nous aurons tort de résister. Le plus grand accablement, c’est ça : que, justement, je ne veux pas désobéir, et prendre, par exemple, ma mère dans mes bras — ce que je n’ai pas fait depuis quatre mois — même si je sens que c’est une monstruosité de la voir et de rester à une distance constante d’au moins un mètre — parce que, bien sûr, l’idée de lui transmettre le virus m’est encore bien plus insupportable.
Et quand j’en ai parlé, — sur ma page, vos commentaires. Combien de témoignages pour dire que cette même détresse, ce même accablement ?
Régulièrement, on me rapporte des cas invraisemblables, ou justement trop vrais. J’avais parlé de cet ami, malade mental, qui n’avait pas supporté d’être enfermé, et qui s’était enfui (qui a failli mourir), — mais combien d’autres histoires à hurler, littéralement ?... Cette famille qui a une jeune fille autiste, — autiste grave, sans parole, sans communication verbale, — et qui, pendant près de trois mois, n’ont pas pu la toucher. La voir, oui — ils ont eu le droit de la voir, mais pas la toucher. Or, elle, elle ne réagissait qu’au toucher, à la douceur. Ses hurlements, à elle. Ils me hantent, ces hurlements.
Cette passivité obligatoire, en quelque sorte. Qui peut exploser dans les règles hygiénistes émises, par exemple, pour le spectacle vivant — règles dont j’ai dit ce que je pensais. Bon. Je l’ai dit. Et alors ? De toute façon, ces règles, elles seront appliquées. Et je vois des amis dans le métier qui se « réinventent », pour s’adapter. Parce que, sinon, de toute façon, il n’y a rien.
Comment, — à quelle vitesse — on passe d’une normalité à l’autre : la vie sans le covid, la vie avec. — Si, tôt ou tard, il y a un vaccin et que cette horreur se dissipe, est-ce que ça nous soulagera ? Dorénavant, je sais que non. Parce que nous vivrons sous son ombre, — avec ce qui s’est passé, avec ce que nous avons vu (ou pas vu), et la certitude absolue de notre fragilité. Laquelle, certes, n’est pas nouvelle. Elle est juste plus flagrante.
La pandémie comme miroir — pas même grossissant, — de nos horreurs.
André Markowicz, le 16 juin 2020
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.