Désespéré du calme sinistre au milieu duquel on patauge. Par Arnaud Maïsetti
L’appel au retour à la normale écœure : autant que la situation actuelle accable. Il dit le retour à l’insupportable état de fait de l’époque — jeté par eux entre l’hier et demain comme un désir. Non, le retour à la normale n’a rien de désirable, si par état normal, on entend ce monde de mars, celui de la violence légitime exercée sur tous ceux qui ne sont pas du côté de la matraque, celle en chair, en acier, et celle en dividendes.
Quand un monde s’écroule, il se radicalise : cherche ses appuis les plus sûrs, se révèle tel que lui-même. C’est alors que sa violence s’exerce sans fard, plus féroce, plus librement ouvert à lui-même, ses penchants. Sont détruits davantage ceux qui sont détruits ; et on sauve les apparences et les quelques dividendes qui restent.
Qui pleurera la fin de ce monde ?
Rêve : route, la nuit, comme un périphérique qui ferait le tour d’une ville vide, d’un centre vide. Je suis sur la voie de gauche, la voie rapide, et j’accélère jusqu’à ce que la force centrifuge est telle qu’elle me déporte : soudain : la route s’aligne et suit ma force ; j’accélère.
Je regarde la ville que je longe et contourne : dans le mouvement centrifuge qui m’éloigne d’elle, elle semble me suivre — alors, tout me suit, la route, la ville, comme si j’étais lié à elles, que plus je tâchais de m’en défaire, plus elles s’attachaient à moi.
Je regarde de nouveau la route : le mur en face, je ne l’avais pas vu, je ne parviendrai jamais à freiner à temps.
Il paraît que les rêves faits en temps de confinement disent le désir d’y échapper : ils témoigneraient plutôt d’une terrifiante appartenance à la tristesse de l’époque.
Les déclarations ministérielles tout à l’heure, écoutées distraitement, égrènent le possible et l’interdit en surjouant la bienveillance. Elles sont celles d’un homme terrifié par l’écroulement de son monde (il dira le mot écroulement deux fois, presque au bord des larmes : larmes qu’il n’a jamais quand s’écroulent ceux qui sont broyés par ce monde). Oui, on est de part et d’autre des larmes. Celles qu’on verse sur ceux qui meurent n’ont rien de semblable avec les leurs. Dans nos larmes, il y a la soif ; dans les leurs, la peur : celle de voir que le monde va apparaître pour tous finalement tel qu’il est : celui qui a produit ce monde.
D’ailleurs quand il dit : c’est un cadre de liberté avec des exceptions, c’est tout le contraire qu’on entend. Quand je regarde le temps qu’il fait, c’est aussi cela que je vois, au loin : les orages qui voudraient tout nettoyer. Au loin, la foudre, et pas le tonnerre, pas encore. Au loin : les larmes amassées, les serments sur les corps morts qu’on n’a pas pu veiller, les jours enfuis.
arnaud maïsetti - 28 avril 2020
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.