Comment respirer. Par Arnaud Maïsetti

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Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur dans toute la nature, tandis qu’aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement l’espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre ! Pourtant, je sens que je respire ! Comme un condamné qui essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt monter à l’échafaud, debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je tourne lentement mon col de droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières ; je ne tombe pas raide mort.
— Lautréamont, Chants de Maldoror

Le monde était devenu irrespirable ; sous les masques ; ou dans les fumées des villes brûlés par la rage ; ou étouffés par les discours rassurant, insultant, méprisant — on allait seulement d’un point du jour à l’autre en essayant d’éviter les crachats. On tâchait de les rendre, comme des coups ; l’adversaire se dérobait sous les armures noires, ou sous la légitimité populaire arrachée à la minorité des voix, ou sous le rien qui le soutenait : partout, tout le temps, la violence qui le fondait était comme la Création du monde, elle avait besoin de se faire à chaque seconde pour ne pas voir sa réalité s’abîmer dans le néant. Du néant, on tendait les bras ; les efforts pour respirer nous rendait difficile la tâche de respirer.

« Je ne peux pas respirer ». La phrase de George Floyd dit l’instant, l’époque, le poids de mort qui écrase, l’affreuse impuissance. Les deux genoux sous la nuque, il nous faudrait demander grâce. Bien sûr, on n’est pas écrasé comme littéralement à Minneapolis le sont ceux qui chaque jour paient de mort la couleur de la peau ; bien sûr : on est aussi, souvent, du côté de la matraque symbolique de la domination, et si c’est malgré soi, c’est tout de même l’expérience qu’on fait du pouvoir insidieux, des rapports sociaux comme inscrits dans cette anthropologie de la souffrance qui est notre quotidien intime. Bien sûr. Mais on regarde suffoquer l’homme qui dit, avec le dernier souffle qui lui reste : « je ne peux pas respirer », on regarde aussi le regard de celui qui pèse de tout son corps d’homme fier de sa force, indifférent et stupide : on passe d’un regard à l’autre, l’horizontalité dominée, les forces qui le quittent ; et la verticalité dominante, abjecte. Le soir, la ville brûlerait, on regarderait les flammes longuement comme on observe le ciel pour en intercepter les forces, le soir, quand le crépuscule ressemble à l’aube.

Que ce monde soit voué à la destruction est une évidence : sa disparition est de salut public ; les rares qui le défendent font déjà partie des ruines. La question est ce qui suit les ruines. La forme que prendront nos villes après ce monde, la faculté à arbiter ce qui restera de la vie qu’on arrachera à l’abjecte de l’époque, à sa peur, à l’ignoble de ses principes. Ce monde malade de lui-même, qui s’enferme parce qu’il sait le dehors hostile, sera la dernière image qu’il laissera à méditer pour ceux qui voudront bien s’intéresser à ce qu’il fut, à l’énigme de sa durée. Quand on marche dehors désormais, est-ce qu’on n’a d’autres pensées que de le brûler, par amour encore qu’on voue à sa possibilité ? Non.

arnaud maïsetti - 30 mai 2020


Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.