D’une tristesse de la liberté. Par André Markowicz

Tadao Ando

Tadao Ando

Vous savez quoi ? je suis triste d’être déconfiné. Non, bien sûr, je suis soulagé de plus avoir à chercher une attestation pour sortir à la boulangerie, ou me sentir coupable de m’asseoir sur un banc, parce que, pour l’exercice physique, on est censé marcher — sinon courir (mais moi, je ne cours pas du tout, et donc, je marche — pas beaucoup, mais je marche, et donc, je me fatigue, et j’aime bien les bancs.) Et je suis bien content de pouvoir aller, aussi vite que je pourrais, dans une librairie. Et retrouver mon fromager, qui n’ouvrait que le matin (et moi, le matin, je ne sors pas, parce que je travaille, tous les jours que Dieu fait, et quels que soient ces jours qu’il fait. — Et il n’ouvrait que le matin, parce qu’il restait avec ses enfants, ou plutôt qu’ils restaient avec lui...) Pour ça, donc, oui, bien sûr, je suis content.

N’empêche que je suis triste. Parce que, dans le confinement, il y avait des choses que j’aime (je ne veux pas encore employer l’imparfait) beaucoup. Je suis resté là où j’étais, je n’ai pas trop regardé autour, mais, je ne sais pas, j’ai eu l’impression que l’air était meilleur — même si, passant (rarement) devant le petit parc devant lequel je passe (ou je passais) souvent, il était fermé, et on ne pouvait regarder les fleurs qu’à travers des grilles, — mais là encore, finalement, c’était une impression d’enfance, d’aller au zoo. Bon, là, c’était les fleurs qui étaient dans le zoo, et pas les animaux sauvages, mais, quoi, ces rues vides, c’était tellement beau, — tellement tragique surtout, évidemment — et c’était calme. Je déteste le bruit.

Et puis, ici, surtout, j’ai aimé le courage, l’obstination de la création. Je sais que plein d’artistes à travers le monde ont continué, jour après jour, ou plutôt, n’ont pas continué mais ont trouvé des formes nouvelles, des formes brèves ou longues, d’ailleurs, mais des espèces de feuilletons, quasiment à heure fixe — pas pour garder le lien, non : pour inventer un autre lien.

C’était quelque chose, quand même, de pouvoir, régulièrement, assister à des concerts d' Eliane Rodrigues, depuis chez elle, en direct, de la voir jouer (pas seulement l’entendre, puisque je l’écoutais déjà avant), mais de la voir, devant, quoi, 50-60, parfois 100 personnes en même temps à travers le monde, et d’entendre, au milieu de Beethoven ou de Schumann son chien qui accompagne, et se met à hurler, et de comprendre que, non, pas du tout, le chien n’interrompt rien, il est là, dans la vie, et comprendre, là encore, quelque chose de tragique : cette chance d’écouter ça, elle est le signe même de la catastrophe.

Et puis, d’écouter Sonia Wieder-Atherton, tous les jours, jouer, pendant une, deux, trois minutes, presque toujours avec un autre artiste (et qu’ils étaient splendides, tous, je ne veux pas les nommer, parce que, réellement, il y en a eu sans doute une quarantaine) et, à chaque fois, c’était une forme nouvelle, une recherche, une trouvaille (« je ne cherche pas, je trouve » comme disait qui nous savons), et à chaque fois, ce violoncelle, dans sa force, et là encore, à la maison, c’est-à-dire sans son apparat de concert, sans le rituel, qui est, normalement, fondamental. Là, c’était ça qui était grand, parce que c’était la musique nue, la force nue de la rencontre entre deux artistes, souvent deux disciplines, peinture, poésie, cinéma — et le travail, derrière, que c’est, pour tout monter !... (Irremplaçable Renaud Gonzalez !... ) C’était, dans le confinement, c’est-à-dire dans la solitude, ce que l’art est vraiment — une force dans la vie, mais concentrée, parce que la forme choisie par Sonia demandait ça. Juste trois minutes. Ce que Paul Celan dit de la poésie, que chaque poème est une poignée de main. Et maintenant, cette poignée de main, dans le monde du Covid...

Et puis, vous savez, on croirait que ça n’a rien à voir, mais je suivais, tous les jours, Simon Giesbert, qui, sur sa page FB et sur sa page youtube, jour après jour, chantait des chansons américaines, accompagnées à sa guitare, et, moi, le blues, le country, ou je ne sais pas quoi, justement, voilà, je ne sais pas, je n’y connais trop rien, et j’attendais, de jour en jour, pour voir ce que ce serait, cette fois-là. Et je n’ai jamais été déçu, et, chaque fois, je me demandais : mais, dites, il en connaît combien, de ces chansons ? Et c’est la même question qui me venait, à la même heure quasiment, tous les jours entre 17 et 18 h, quand j’arrivais sur la page de quelqu’un que je ne connaissais pas du tout (Simon Giesbert, je ne le connais pas, mais enfin, bon, il est acteur, il a travaillé sur « Le Suicidé » de Erdman, ça fait quinze ans de ça, à Grenoble — il m’a dit ça)...

Mais Maxime Chevrier conteur-musicien, lui, je ne le connais pas du tout, et c’est une autre chaîne qui me l’a révélé. Une chaîne de chants a capella en breton initiée par Eric Menneteau, qui a demandé à tel ou telle de ses amis de chanter une chanson, en s’enregistrant sur leur téléphone. Et bref, je ne sais pas comment je suis arrivé jusqu’à Maxime Chevrier conteur-musicien, qui, pendant cinquante jours a chanté des chansons, assis face à sa caméra, des chansons vendéennes, là encore, tantôt a capella, tantôt en s’accompagnant au violon, sinon à la guitare, et je ne connaissais pas du tout les chansons de Vendée, et ce qui était magnifique, c’était qu’à chaque fois, il expliquait d’où venait la chanson, et quel genre c’était, et il faisait, tous les jours, deux publications : sa chanson, telle qu’il la chante, et puis, le texte, pour que chacun reprenne, s’il le voulait. Et vous savez ce que j’aime les chansons populaires, qu’elles soient de langue russe, ou française, ou bretonne, ou n’importe quelle langue. Et, bon, moi, ça, me faisait des repères dans la journée.

Des mondes si différents, fréquentés tous les jours, sans aucun jour d’absence — je sais ce que ça demande de courage, d’obstination, je comprends ce que c’est, pour un artiste, ce que c’est, quand il n’y a pas le contact avec le public, ou le contact direct, ou quand le public est, finalement, aussi restreint. A part qu’il n’était pas restreint, il était juste unique à des dizaines, voire des centaines, d’exemplaires. Et, finalement, cette impression, pour moi, que c’était un honneur de les suivre, tous les trois, si différents qu’ils soient, et aussi, oui, une façon de participer, à ma petite échelle, à leur exploit à eux, quand je mettais mon « like ». Leur épopée à eux, qui devenait la nôtre.

Et, tous les trois, hier, dimanche, c’était leur dernier jour de contact quotidien. Je comprends bien que ça ne peut pas durer. Mais voilà, nous sommes déconfinés. Evidemment que non. Bon, mais, de ce « non », de ce qui vient, nous en reparlerons plus tard, parce que, justement, ça vient, et ce n’est pas encore, au moment où j’écris, venu. Et comment faire pour ne pas perdre tout ce qui a vibré dans ce silence qui fut, pour la première fois au monde, si fraternellement quasi-universel ?

André Markowicz, le 11 mai 2020


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.