Généalogie des masques. Par Arnaud Maïsetti
Menant une excessive vie faciale, écrivait autrefois, dans des temps reculés si loin qu’ils semblent plus proches des ancêtres d’Homère que de nous autres, on est aussi dans une perpétuelle fièvre de visages : et qu’en est-il ? De cette vie arrachée des visages, ou de ces visages arrachés à leur visage, de cette vie manquante de visages, visages amputés, où le masque dérobe comme sous le pas la falaise de qui s’en va plus loin achever sa chute, cent mètres dans les roches et jusqu’être être confondu avec elles : de cette vie dérobée, que reste-t-il ?
On datera ce présent à un sentiment : celui, manquant, de la reconnaissance. Et dire qu’avant ce présent les visages obscènes écœuraient. Oui, c’était avant, avant que tout soit jeté devant nous dans le manque, l’incertain, l’insignifiance aussi — sensation que rien de véritablement sensé ne pourrait avoir lieu dans ce temps de vacance du temps, ce temps lui aussi arraché à ce qui seule importe, ce temps abominable.
On dira : ça a commencé quand ils se sont couvert le dessous du visage, et ils avaient eu raison de le faire, seulement : ils jetaient sur eux une part du linceul où reposerait l’antique fièvre, celle des visages, de la reconnaissance, celle de ce qui disait : tu es là ? Je suis là. Je ne t’avais pas reconnu, pardon. Comme tu as changé. Non, rien de tout cela maintenant, on ne reconnaît plus personne ; on est de l’autre côté de l’indifférence ; on est vacant nous aussi ; le visage empêchait de tuer, disait Lévinas : qui le fera désormais ? On ne dit plus rien : on fait semblant de se reconnaître, et de ne pas se reconnaître. On s’éloigne.
Généalogies des masques. Surgi sur quelques pages, en quelques heures, ce rêve de récit autour de cette histoire de masques : ce récit qui restera à l’état de rêve évidemment. Tout commencerait évidemment par les funérailles de Sylla. Le cortège qui traverse toute l’Italie, Rome entièrement vouée au deuil et au rituel funèbre. Le soir, sous les flambeaux qui jettent dans chaque rue plus de lumière qu’au soleil de juin, on marcherait. Pour la mort d’un homme, il était d’usage qu’on sorte les masques des ancêtres moulés sur le visage du cadavre : les masques restaient suspendus au-dessus de l’autel des dieux, dans la maison, près du feu : et noircissaient avec le temps.
À la mort d’un homme libre, on sortait les masques : on payait les comédiens pour les porter, jouer les paroles des ancêtres qui viendraient accueillir leurs fils, petits-fils, rejeton des siècles. La République romaine avait vieilli : au-dessus du foyer brulant de cendres, ce n’étaient plus un ou deux masques. Mais des dizaines. Des centaines.
Aux obsèques de M. Claudius Marcellus, le vainqueur de Syracuse, six cents masques l’accompagnent. Quand meurt Sylla, le Général, le Dictator, le Grand Consul, ils sont six milles. Six mille masques de cire cendré, du noir le plus obscur aux blancs de poussière, qui marchent autour du cadavre, la nuit peuplée d’ombres qui est devenue Rome, vers 78 avant notre ère, qui l’inaugure et l’achève peut-être d’un même geste : celui de porter un masque noir, hirsute, et de hurler des paroles depuis la mort à un mort qui vient nous rejoindre et qui seul ne porte pas de masque.
Île du Frioul, dimanche battu par le vent : les baraquements abandonnés, combien ils étaient désirables, on ne saurait pas le dire.
Les pins qui poussent ici n’ont presque pas de tronc ; fauchés à la naissance, ils vivent à l’horizontale ; cherche à fuir le sens du vent, peut-être : la leçon est belle, et terrible, et douce.
Entendu, au passage tout à l’heure, cette phrase atroce : « il faudra peut-être s’habituer à cette vie. »
arnaud maïsetti - 12 octobre 2020
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.