Mais on y rêve. Par Arnaud Maïsetti
Tous ces jours ensemble seraient confondus dans la même peine qu’on éprouverait pour le monde, traversé de quelques éclats de rage qui portent aussi la joie de ne pas être soumis à la tristesse. C’est toujours le vertige, l’équilibre : la mélancolie nous importe parce qu’elle nous sauve de l’indifférence — face à la violence continue et de plus en plus précise de l’époque, on n’a peut-être pas d’autres choix que de porter à bras le corps la mélancolie pour ne pas être complice — mais elle risque de nous jeter au sol, épuisé et impuissant, cherchant dans les larmes la consolation pour elle-même. Alors on puise dans la mélancolie la force de ne pas s’y installer. Tous ces jours ensemble emportés : chaque semaine, la sensation de franchir un cran dans l’insupportable. Chaque semaine, un cran franchi qui semble en prendre acte. L’enfermement consenti : la connexion comme seule gage de notre appartenance au monde — on soigne, enseigne, éduque, transmet à travers les câbles sous-marins et sur l’écran. On ruse pour en faire des armes. Et puis, sitôt sortis du marasme, immédiatement lâchés ces corps dans les rues : la violence qui s’abat sur eux, et qui réveille tout. On étouffe un homme de l’autre côté de la mer et ce qu’on assassine est si vaste. Un homme qui est tant d’autres, un homme après tant d’autres : on tue les Noirs, les femmes, les pauvres parce qu’ils comptent peu pour ceux qui mènent le siècle, on les tue pour ce peu dans lequel on les tient, et qui au revers laisse apparaître le considérable dans lequel s’estiment ceux qui considèrent qu’étouffer cet homme permet de maintenir l’ordre. Quel ordre ? On le sait bien, de quel ordre il s’agit, et dans quel ordre ils souhaitent le maintenir. Puis des voix disent combien ce corps en uniforme posé sur celui qui demande de respirer révèle les structures intimes du réel qui le fondent, le produisent, exercent sur chacun sa puissance. De nouveau évidemment cette puissance de mort cherche à les taire : et que s’abattent les matraques. Toutes ces semaines ensemble disent une bascule qui ne cesse de se faire. On sait que chaque jour crée l’irrémédiable : mais il prend son temps. Notre impatience en a pourtant assez d’être lente.
J’aurais passé ces jours frayant en eux comme si je devais chercher à ouvrir leurs carapaces, avec le couteau mal aiguisé de mon désir. Qu’en j’en perce un, que je le dévore, je sais que demain aussi il faudra trouver le secret, la faille du jour, sa faiblesse, l’endroit où le nerf est plus lâche. Souvent je ne le trouve pas ; je m’effondre le soir sans avoir rien arraché à ce jour. Parfois, si. J’ai écrit cinq pages, ou lu trois lignes, j’ai croisé sur un mur tel mot, entendu cette parole, volé ce rire. Ce qui reste au matin des rêves n’est souvent que de l’oubli : il faut de l’humilité pour avouer qu’on est vivant quand même et faute de mieux.
Cette vie de Saint-Just dont je rêve avec acharnement depuis des années, et dans laquelle je me brûle ces deux derniers mois : pourquoi ? Je perds la question de vue à mesure que je m’attache à ces jours. Ce n’est peut-être pas la question : ou alors, écrire aura été la seule réponse. En attendant, je n’attends pas ; avril 1793 est là, bientôt mai, juin : la nuit est allongée sur le cadavre de ces mois.
Le soir, le jour prend son temps. Le soir paraît interminable : c’est une juste image.
Il y a eu le retour de la rue : les manifestations de ces jours, le chaos joyeux et chamailleur — qui n’aura reçu que des coups, mais ces coups ne retirent rien de la joie, de la chamaille. Et puis, il y a eu le retour du silence, celui qui ordonne, recentre, plonge.
Il y a eu des renouements.
Tous ces jours ensemble : au mouvement de rétraction intérieure - garder le silence et faire le vide — répond le désir de ne plus répondre à l’injonction de fabriquer des phrases sur le monde. Les pages du journal laissées blanches ces jours peut-être pour mieux être ailleurs, dans l’automne 1792 et les vies imaginaires de Rimbaud, celle de Savonarole et d’Estienne Brûlé ? Je ne sais pas : en regardant le vent qui battait tant hier sur les platanes mourants, je pensais seulement : tous ces jours ensemble emporté par la colère finiront bien par détruire le silence qu’a commis ce monde sur nous, ces derniers mois — une porte a claqué sur cette pensée. Le café avait refroidi sur la table. Un chat se battait avec un autre en poussant des hurlements insensés. La musique autour de moi depuis le réveil traînait, le soir, épuisé d’elle-même, elle flottait ; je ne l’entendrais que quand je l’arrêtais brusquement. Je penserais aux images du Portrait de la Jeune fille en feu qui avaient justifié ces jours. Je chercherais à savoir si on était mardi ou vendredi. Je m’endormirais avec quelques questions de Jabès : le rêve n’est pas l’envers de la veille, mais ce qui l’arme.
arnaud maïsetti - 16 juin 2020
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.