La maladie chinoise. Par André Markowicz
Le fait est que je reçois régulièrement des invitations — d’amis ou de personnes que je ne connais pas — à me prononcer sur un sujet qui passionne tout le monde, visiblement : le jour d’après. Et moi, le jour d'après, ça me rappelle un film catastrophe américain, sauf que ce n’était pas le réchauffement climatique, c’était le refroidissement. Et puis, même en dehors de toute science-fiction, je ne sais pas le jour d’après quoi. Si c’est le jour d’après le coronavirus, ou le jour d’après la fin du confinement (de celui-ci, au moins) ou peut-être le jour où, définitivement, nous ne dérangerons plus les canards place Colette.
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Oui, il y a une tendance au retour à l’enfance en ce moment. Et, comme je l’ai dit, c’est quelque chose que je comprends. En fait, aussi bizarre que ça puisse paraître, le jour d’après, parfois, je voudrais qu’il arrive le plus tard possible. Pas que je ne veuille pas reprendre une vie normale, pas que je veuille que ça continue, cette horreur. Et chez nous encore, bon. C’est affreux — mais, encore une fois, ce que c’est ailleurs. Ce que ça doit être... Pourquoi j’ai envie que ça arrive le plus tard possible ? Pour une raison toute simple : tant que nous sommes dans la tragédie elle-même, dans le désastre au jour le jour, heure par heure, c’est comme si nous n’avions pas le temps de réaliser réellement son ampleur, comme si nous n’en voyions que des fragments, et le déroulement au jour le jour, les péripéties, en quelque sorte, nous rend aveugles. Et puis, il y aura un moment, ou, pour cette pandémie-ci, on va pouvoir souffler — et là, nous verrons mieux. Je ne dis que ce sera mieux que ce soit le plus tard possible. Je dis que ça fera vraiment, mais vraiment très mal. Et donc, comme un enfant, je voudrais encore un peu de temps.
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Il y a cette catastrophe humaine. Cette catastrophe sanitaire, qui est le résultat indiscutable de l'ultra-libéralisme, à laquelle s’ajoute l’incurie — ultra-libérale là encore — des gouvernants qui se sont succédés en France, et surtout, honte absolue, celle des socialistes du gouvernement Hollande, puisqu’il est établi que le manque de masques et de matériel sanitaire s’est aggravé drastiquement sous Hollande. Et qu’on ne me dise pas qu’on ne pouvait pas prévoir — évidemment qu’on ne pouvait pas prévoir cette pandémie-là, mais qu’on détruise les stocks existants et qu’il n’y avait simplement aucun stock de masques FFP2, ça, c’est tout simplement impardonnable. Mais il ne s’agit pas que de l’hôpital : là, maintenant, le gouvernement a lancé des procédures d’aide en urgence aux entreprises. Et combien d’entreprises n’y ont pas droit ? et combien y ont droit mais ne touchent rien et ne vont rien toucher pendant des semaines cruciales simplement parce l’État a sabré ses propres personnels et qu’il n’y a tout simplement pas les ressources humaines, comme on dit, pour traiter les dossiers dans des délais, oui, justement, humains...
Et donc, d’un côté, ça : la soif du profit à court terme qui nous mène à la ruine. Et je ne pense pas que ça va changer, malgré ce que notre président sur certains secteurs qui, à partir de dorénavant, comme dit l’autre, devraient être au-dessus du marché, il suffit de lire l’article de Médiapart consacré aux propositions sur l’hôpital, et le recours constant aux PPP (partenariat-public-privé) qui a toujours été une façon de donner davantage de place au privé dans le secteur public — et bon, on voit de quoi il s’agit. Et, pour l’instant (mais nous verrons), personne au gouvernement ne dit qu’il faut renforcer le secteur public.
Or c’est clair qu’il faut le renforcer, puisque, sans le secteur public, sans les aides de l’Etat, dans des circonstances comme celles que nous vivons, le privé, dans bien des cas, il fait faillite.
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Mais une autre chose me saute aux yeux.
Il y a eu cet épisode des masques commandés par la France et rachetés, trois fois le prix conclu, par les Américains. Les journalistes se sont centrés sur cette incroyable compétition, où toute morale était abolie d’un coup. Et moi, allez savoir pourquoi, j’ai vu une autre image : l’image — vue je ne sais plus où — d’un camp nazi de prisonniers de l’Armée rouge, que l’on n’avait pas nourris depuis des jours, et à qui leurs gardiens jetaient de la nourriture par-dessus les barbelés. Et les prisonniers se piétinaient les uns les autres pour essayer d’attraper quelque chose. Et je me disais : mais, oui, en fait. C’est nous — le monde entier — les prisonniers, et les Chinois s’amusent à nous jeter de la nourriture et à faire monter les enchères.
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Je savais que tout était fabriqué en Chine et que la Chine achetait tout, dans le monde entier. Mais d’imaginer que les écouvillons pour les tests sont fabriqués en Chine (et pas chez nous) et que le réactif pour les tests, lui aussi, il est fabriqué en Chine (et pas chez nous), je me dis que j’ai dû rater une étape. Et donc, quand je lis et que je regarde les actualités, et que j’essaie de comprendre comment des cargaisons de masques commandés pour l’Alsace passent d’abord par Philadelphie, j’ai l’impression que, maintenant, on en arrive à payer pour recevoir des sarcasmes... Et ça encore, là, maintenant, ce n’est pas tout.
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La maladie est née en Chine, d'une incurie évidente, a tué au moins 60.000 personnes (et pas 3000) et elle s'est répandue dans le monde entier, comme une espèce de métaphore. Mais ce n'est pas seulement le Covid qui s'est répandu, j'ai l'impression. Ce qui va se répandre maintenant, c'est la maladie de la surveillance pour chacun
La Chine est sans doute le pire régime qui soit au monde — à part la Corée du Nord (qui est un pseudopode du maoïsme). La surveillance et la violence de la répression y sont aggravées par une technologie qui permet de contrôler l'ensemble du milliard et demi d'habitants du pays.
Là encore, Snowden avait montré que la NSA pouvait surveiller le monde entier, et je suis absolument persuadé que la plupart des grands services secrets du monde sont capables de faire la même chose. Sauf que, là, d'un coup, ça va devenir notre vie. Il ne s’agira pas que de suivre nos achats avec une carte de crédit.
600 millions de caméras de surveillance à reconnaissance faciale sont disposées en Chine et filment la population. Et ça, c'est dans la Chine chinoise. Mais, par exemple, les Ouïghours sont obligés d'avoir un téléphone portable avec une application de géolocalisation, ce qui signifie que toute la population est toujours non seulement surveillée mais assignée à résidence. Le logiciel de surveillance sait exactement, et automatiquement, qui se déplace en prenant un itinéraire différent de celui qu'il est censé prendre. Et, comme aux pires moments du stalinisme, c'est entre 10 et 20% de la population qui ont connu les camps. Et ça doit être pareil au Tibet. Et puis il y a le passeport de bonne conduite, ou comment ça s'appelle, automatique, si j'ai bien compris, qui fait le compte de ton comportement et qui, au bout d'un certain nombre d'infractions (de mauvais points, en quelque sorte), t'interdit de déplacement ou de carte bancaire et, en Chine — surveillance oblige — tout ou presque se fait par carte bancaire)...
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C 'est cette image de la Chine qui me revient ces jours-ci quand je lis ces histoires de "StopCovid" et, pour parler en bon français, de tracking (parce que, réellement, il s'agit d'une traque). Il s'agirait d'une application à titre volontaire. Mais ça, ça me fait encore plus peur, parce que c'est une nouvelle tartufferie de la part de nos gouvernants.
D'abord, il y a chez nous encore plein de gens qui n'ont pas de portable (j'en connais beaucoup, si, si... des dinosaures, évidemment, mais il m'arrive (m'arrivait) de prendre le thé avec) ou bien qui utilisent leur téléphone juste pour téléphoner. Et ces gens-là, comment ils feront pour sortir du confinement, ou bien, tout simplement, pour vivre ?
Mais comment peut-on supposer qu'il y aura 60 ou 70 % de la population qui auront cette application — puisque pour être efficace, il faut ce soit 70% de la population ? Et à supposer qu'on y arrive (en combien de temps ? et que se passe-t-il le temps qu'on y arrive ?) les 30% restant (dont je serai), ils sont quoi — des ennemis intérieurs ? des vecteurs de la maladie ? et de laquelle, de maladie ? Du covid ou de la différence intellectuelle ? Et qu'on ne me dise pas que les données sont anonymes, qu'elles seront effacées ou je ne sais pas quoi de ce genre. Ces recherches de traque correspondent à l'apparition chez les gendarmes (la police aussi, je suppose) de l'application Gendnotes qui permet — pour le bien des intéressés, dixerunt les autorités — de noter les orientations politiques ou sexuelles des personnes qu'ils contrôlent. Et nous savons que les fichiers temporaires peuvent devenir permanents : là encore, il suffit juste d'un clic.
Je ne sais pas, au moment où j'écris, ce que sera précisément cette application, et peut-être que j'ai tort de monter sur mes grands chevaux — moi qui ne suis jamais monté même sur un poney — mais je me dis qu'au moment où cette application apparaîtra vraiment, nous serons tous devenus Chinois. Et pas même capables, pour 99,50% d'entre nous, de lire Du Fu dans le texte...
Ce sera ça, le jour d'après...
André Markowicz, le 10 avril 2020
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.