Au printemps qui vient, par Jean-Jacques Birgé

Avec la crise du Covid, le capitalisme s'est offert un beau lifting à nos frais, et cela ne fait que commencer. Ils prétexteront la catastrophe économique pour vendre l'État au privé. Combien de petits commerces ne rouvriront pas, au profit des grandes enseignes multinationales ? Le nombre de pauvres grandit déjà. Mais famine rime avec révolte. Il faut toujours se méfier de ceux qui n'ont rien à perdre... On peut toujours rêver. J'ai rassemblé cinq articles que j'avais écrits pour le 40e anniversaire de mai 68. J'aurais bien aimé faire la même chose pour le 150e anniversaire de la Commune, mais même centenaire j'aurais raté le coche.On peut toujours rêver. J'ai rassemblé cinq articles que j'avais écrits pour le 40e anniversaire de mai 68. J'aurais bien aimé faire la même chose pour le 150e anniversaire de la Commune, mais même centenaire j'aurais raté le coche.

LES RÉVOLTÉS, de Michel Andrieu & Jacques Kebadian

LES RÉVOLTÉS, de Michel Andrieu & Jacques Kebadian

Les citoyens semblent anesthésiés, paralysés par la peur, et pourtant cela commence à frémir, dans les théâtres, dans les entreprises... Les Gilets Jaunes auront dix fois plus de raisons de se mettre en boule. Le gouvernement fait payer à la population sa gestion épouvantable de la crise. Nous sommes passés, par exemple, de 2500 lits de réanimation à 1700 en Île-de-France depuis mars 2020. Le capitalisme s'est offert un beau lifting à nos frais et cela ne fait que commencer. Ils prétexteront la catastrophe économique pour vendre l'État au privé. Combien de petits commerces ne rouvriront pas, au profit des grandes enseignes multinationales ? Le nombre de pauvres grandit déjà. Mais famine rime avec révolte. Il faut toujours se méfier de ceux qui n'ont rien à perdre...

AVANT, APRÈS
Article du 5 mai 2008

Voilà, le joli mai est enfin arrivé, précédé de commémorations quarantenaires à n'en plus finir. Cette précipitation marque-t-elle l'envie de s'en débarrasser ou au contraire que cela dure longtemps ? Plus longtemps certainement que n'avaient duré à l'époque les événements célébrés depuis des semaines à grand renfort de publications, publicité, récupérations, révision, réaction, réanimation, etc. Il y a autant de mai 68 que d'individus à l'avoir vécu, ou pas. Chacun le réfléchit sous l'angle unique de son expérience, étudiant à Paris ou en province, en grève dans son usine ou déjà réactionnaire, loin du tumulte ou en plein dedans, nostalgique ou révisionniste, fidèle à ses idées d'antan ou renégat réembourgeoisé, et différemment selon ses affinités politiques, ses origines sociales, sa profession ou son âge... Ce n'est pas tant le mois de mai qui nous marqua, mais les années qui suivirent. Jusque là, la jeunesse n'avait jamais manifesté qu'en faisant des monômes le jour des résultats du Baccalauréat en secouant un peu les automobilistes qui roulaient boulevard Saint-Germain. Les générations précédentes avaient connu la Résistance ou la guerre d'Algérie. Les parents ou les grands frères "engagés" avaient raconté leurs combats contre l'Occupation ou pour l'indépendance algérienne. C'est ainsi que les traditions se transmettent. Le pays vivait en blouse grise. Si le ciel allait se colorer de rouge et noir, il se parerait aussi de l'arc-en-ciel psychédélique...

Au Lycée Lafontaine, ma sœur avait son nom brodé sur sa blouse obligatoire. Bleu clair ou écrue, en changeant alternativement tous les quinze jours pour être certain qu'elle soit lavée, et vendue exclusivement au Bon Marché. Le pantalon était interdit dans les lycées de filles et la directrice elle-même vérifiait à l'entrée la distance du bas de la jupe jusqu'au sol avec un mètre de couturière ! Les petites anecdotes comme celles-ci en disent long sur l'époque. Ni les écoles ni les lycées n'étaient mixtes. La distance entre garçons et filles allaient d'un coup voler en éclats.

L'image est celle du livre-CD N'effacez pas nos traces ! de la chanteuse Dominique Grange dont j'allais bientôt fredonner les chansons (La pègre, Grève illimitée, Chacun de nous est concerné, À bas l'état policier) et qui ressort aujourd'hui dans une nouvelle interprétation abondamment illustrée par son compagnon, le dessinateur Jacques Tardi (96 pages inspirées). C'est dans la tradition des chansons engagées d'Hélène Martin, de Francesca Solleville (qui apparaît ici dans les chœurs, aux côtés du violoniste Régis Huby, du bandéoniste Olivier Manoury, entre autres), de Monique Morelli, Jean Ferrat, Colette Magny... Le 45 tours original était sérigraphié et coûtait 3 francs. Le petit bouquin carré, gentiment préfacé par Alain Badiou, est un cadeau sympa parmi la marée d'objets de consommation édités à l'occasion du quarantenaire. Chacun y va de son mai. Je ne me joindrai à la meute que le 10 mai prochain, journée qui alors marqua ma seconde naissance, mais je n'ai rien à vendre...

Sur un autre 45 tours, d'Evariste cette fois, toujours 3 francs, dont la pochette était signée Wolinski, publié par le C.R.A.C. (Comité Révolutionnaire d'Agitation Culturelle) et sur le quel figuraient La faute à Nanterre et La révolution, on peut lire : "Ce disque a été réalisé avec le concours des mouvements et groupuscules ayant participé à la révolution culturelle de mai 1968. Il est mis en vente au prix de 3F afin de démasquer à quel point les capitalistes se sucrent sur les disques commerciaux habituels" ainsi que "Ce disque est un pavé lancé dans la société de consommation".

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Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli, Les fantômes de Mai 68

Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli, Les fantômes de Mai 68

MA SECONDE NAISSANCE
Article du 10 mai 2008

Peut-être était-ce quelques jours plus tôt et je fais un amalgame avec la journée qui précède "la nuit des barricades". J'essaye de me souvenir. C'était un vendredi. Le vendredi 10 mai. La foule des lycéens était attroupée devant la petite porte du lycée en face du stade et personne n'entrait. On se demandait si on allait suivre le mouvement qui depuis quelques temps animait Nanterre et le quartier latin. Nous ne savions pas vraiment quoi faire. À l'appel des CAL (Comités d'Action Lycéens), des mots d'ordre de grève avaient circulé, mais jamais on n'avait entendu parlé de grève d'élèves, ni des lèvres ni des dents (en fait les premières ont lieu dès décembre 67). Je me suis dévoué pour aller voir le proviseur pris dans la cohue et je lui ai posé la question qui nous turlupinait. Depain, un type plutôt pas mal dans la difficulté de sa fonction, m'a répondu "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse !" en me montrant tout le lycée massé sur le trottoir. Ensuite, tout est allé très vite, j'ai dit "Portez-moi !" et j'ai crié au-dessus des têtes "Je viens de parler avec Monsieur le Proviseur, il n'y aura pas de sanction..."

Ma vie a basculé en quelques secondes. J'avais quinze ans, jusque là il aurait été hors de question que je franchisse le seuil de la maison sans cravate, même pour aller acheter le pain. Mes parents trouvaient étrange cette lubie. J'avais été un bon élève, le fils aîné d'une famille qui se prétendait "intellectuels de gauche". Mon engagement se cantonnait aux dissertations que ma mère avait souvent rédigées à ma place. Et puis tout à coup, je suis porté par la foule, ovationné, et je m'entends hurler "Tous à Lafontaine !". C'était le lycée de filles à côté de Claude Bernard. Nous marchons. Nous enfonçons les portes et nous grimpons quatre à quatre dans les étages, ouvrant les portes des salles où se donnent les cours. On ne peut pas dire que notre élan fut couronné de succès. Tout juste une dizaine de filles débrayèrent pour "grossir" notre défilé qui se dirigea d'abord sur Jean-Baptiste Say puis Jeanson de Sailly. Mon oncle Gilbert appela mon père pour le prévenir qu'il venait de me voir passer "à la tête d'une manifestation" rue de la Pompe où il décorait la vitrine d'une boutique. Nous avons marché et nous marcherons encore beaucoup et nous courrons, ah ça, nous avons couru pendant toutes ces années ! Je n'étais pas un lanceur de pavés, mais j'ai couru, couru jusqu'à la manif contre Nixon quelques années plus tard, seize kilomètres à bout de souffle avec les matraques qui s'abattaient sur les crânes de tous les côtés... En fin d'après-midi, nous avions rejoint les autres défilés à Denfert-Rochereau. Tandis que nous attendions, je suis entré dans un salon de coiffure et j'ai demandé s'il était possible que j'appelle mes parents pour les rassurer.

Le soir, ils ont dit qu'il était important qu'on se parle : "Sache que ta mère et moi, pendant les jours qui vont venir, nous allons être très inquiets, mais après tout ce que je t'ai raconté de ma jeunesse je me vois mal t'interdire d'aller manifester..." En 1934, mon père se battait à la canne contre les Camelots du Roi. Il s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais n'était jamais parti à cause de ses rhumatismes articulaires aigus. La crise qui a précédé son départ lui a sauvé la vie, aucun de ses camarades n'est revenu d'Espagne. Plus tard, il entrera dans la Résistance, dénoncé il sera fait prisonnier, s'évadera du train qui l'emmenait vers les camps, etc. Mon activité "révolutionnaire" était beaucoup plus modeste...

Article du 13 mai 2008

Lundi 13 mai 1968, c'était ma deuxième grosse manif, mais tout cela est loin. Par contre, je ne peux oublier les suivantes, toutes les suivantes, parce que je faisais partie du "service d'ordre à mobylette". Il s'agissait de précéder le cortège en arrêtant les automobiles aux carrefours pour le laisser passer sans encombre. À une trentaine, on bloquait, les manifestants nous rejoignaient, on repartait au prochain feu. À cette époque il n'y avait pas de voitures de flics pour ouvrir et fermer la voie ! Il n'y avait déjà pas autant de bagnoles, mais dès la pénurie d'essence, on avait l'impression de faire une ballade en forêt. D'autres disaient la plage. Très vite, les feux tricolores ne signifièrent plus rien du tout. Avec ma Motobécane grise, je livrais aussi les affiches imprimées dans les ateliers des Beaux-Arts, je les apportais par exemple à l'ORTF, la Maison de la Radio et de la Télévision dont Godard avait filmé les couloirs pour Alphaville. On rencontrait du monde. La rue était à nous. La vie était à nous. Ce n'était qu'un début.

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DEMANDEZ ACTION !
Article du 18 mai 2008

La Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement ressemblait à un baraquement le long de terrains de jeux entre la Porte de Saint Cloud et la Seine. Elle abritait de nombreuses activités et recevait souvent des conférenciers. C'est ainsi que j'ai découvert les projections lumineuses psychédéliques, la relaxation zen et des chanteurs d'horizons très divers. J'habitais alors Boulogne-Billancourt, tissu social constitué des enfants des ouvriers de Renault et des petits bourgeois de l'ouest parisien.

En mai 68, la M.J.C. accueillit le Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, où je me souviens avoir milité aux côtés de Rémi Kolpa Kopoul, un peu plus âgé que moi. En fin de journée, nous allions à la sortie du métro vendre un journal créé par les étudiants : "Action, demandez Action, le journal des Comités d'action !" Ma voix portait et nous repartions lorsque nous avions tout vendu. Abondamment illustré par exemple par Siné, Wolinski, Reiser, Topor, Action donnait la parole à ceux qui ne pouvaient s'exprimer dans la presse officielle.
En un sens, il fut pour moi le premier modèle de ce qu'allait devenir le Journal des Allumés (du Jazz) que Francis Marmande saluait la semaine dernière dans Le Monde comme "le seul journal offensif, pensé, de cette musique". Il y a un temps pour tout. Il faut savoir tourner la page. Plus tard, Siné créerait L'enragé dont j'ai conservé la collection complète et que nous interviewerons pour notre canard et Topor dessinera l'affiche de mon film sarajevien Le Sniper.

J'ai toujours rêvé pouvoir répondre au jour le jour comme lorsque je produisais Improvisation mode d'emploi sur France Culture tous les soirs en direct à 20 heures ou lors du Siège de Sarajevo quand nous envoyions tous les soirs à 19 heures un film de deux minutes que nous avions réalisé le matin et monté l'après-midi. Un journal papier coûte cher, a fortiori un programme de télévision. Le blog est une manière de perpétuer ce rêve en lui donnant corps. Sept jours sur sept depuis bientôt trois ans, je suis fidèle au poste. J'ignore combien de temps cela durera encore. De nouvelles opportunités auront peut-être raison de cette activité-là aussi. Allez savoir... Mais je suis conscient de l'importance qu'eut sur moi Action comme tout ce qui suivit. L'improvisation me permet de réagir sans délai à une sollicitation et j'imagine que je pourrais continuer en sons ou en images aussi bien qu'en paroles. Action est resté le mot d'ordre qui m'aura permis de croire à mes utopies en leur faisant franchir le seuil qui sépare l'impossible du réel.

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TOMBEAU DE GILLES TAUTIN
Article du 15 juin 2008

Les événements de mai ne se sont pas cantonnés au mois de mai 68. Même s'ils ont duré quelques semaines, leur effet s'est réellement fait sentir pendant la demi-douzaine d'années qui allaient suivre. On a célébré leur quarantième anniversaire dès mars-avril pour pouvoir s'en débarrasser le plus vite possible, sur les conseils d'un président qui avait loupé le coche pour jouer le rôle de mouche. Ce qui est important n'est pas ce qui s'est passé alors, mais les changements radicaux qui en ont découlé. Pourtant, le samedi 15 juin 1968, je me souviens avoir suivi l'enterrement de Gilles Tautin, un lycéen de 17 ans noyé dans la Seine après poursuite par les forces de l'ordre près des usines Renault de Flins. On parle plus souvent de Pierre Overney, mais la mort de ce garçon à peine plus âgé que moi me marqua considérablement. L'immense cortège ne fait presque pas de bruit, un silence de mort. Je ne suis pas fan des fleurs ni des couronnes, mais chacun dépose une rose rouge sur son cercueil. Je suis retourné. On sentait parfaitement l'injustice, le crime de la police gaullienne. C'était la première fois que j'étais confronté à la mort d'une jeune personne. Celles qui suivirent dans ma vie portent son empreinte. Percuté sur l'autoroute par un imbécile qui roule à contre-sens, pendu pour un chagrin d'amour, suicidé au gaz qui fait exploser l'immeuble, junkies à l'overdose, et puis la maladie... Ça reste toujours une absurdité, même si l'on est en droit de se demander ce qui absurde, de la vie ou de la mort ? La vanité des hommes est sans limites. Je l'oublie parfois.

Jean-Jacques Birgé le 26/03/2021
Le Printemps ?