Occuper un théâtre prolonge le même geste d’occupation des places il y a dix ans, des ronds-points plus récemment. La première chose qu’on fait pour s’opposer à ce monde, ce serait donc d’abord de l’occuper, d’arrêter la marche. Autrefois, on allait ; on manifestait en marchant. On rentrait chez soi. Cette fois, on reste. Et puis, davantage peut-être que ces dernières années, se pose la question cruciale de ce que signifie l’autogestion des occupations : le lieu comme territoire stratégique d’organisation, de rencontre, voire d’intervention — un nœud d’articulation possible entre les corps habituellement séparés par le travail.
Read More« Ce n’est pas la culture qui est en danger, ce sont les travailleurs de la culture ». Sur le plateau, l’homme qui lit difficilement son texte lâche ses mots dans quinze heures de l’après-midi bien entamé. L’Assemblée Générale des Occupants du Merlan dure depuis une heure, et ces mots finissent par dévisager l’hypocrisie ambiante, entretenue avec complicité par les pouvoirs publics et médiatiques ; ils nomment aussi la qualité de l’air, la densité des forces, la fragilité de ces jours.
Read MoreAu réveil, pour chasser le délire, lire longuement les informations — se laver d’une terreur par une autre.
J’ai entendu les premiers oiseaux, ceux de quatre heures, qui disait le jour se lève bientôt, n’aie pas peur.
Hier soir, je prends à la volée le dernier ciel avant le prochain. À minuit, le pays se résout à s’enfermer de nouveau, et pour combien de temps ? Oui, c’est alors qu’il nous faudrait des armes : non pour tuer, mais pour relever toutes ces heures morte parmi nous.
Généalogies des masques. Tout commencerait évidemment par les funérailles de Sylla. Le cortège qui traverse toute l’Italie, Rome entièrement vouée au deuil et au rituel funèbre. Le soir, sous les flambeaux qui jettent dans chaque rue plus de lumière qu’au soleil de juin, on marcherait. Pour la mort d’un homme, il était d’usage qu’on sorte les masques des ancêtres moulés sur le visage du cadavre : les masques restaient suspendus au-dessus de l’autel des dieux, dans la maison, près du feu : et noircissaient avec le temps.
Read MoreOn étouffe un homme de l’autre côté de la mer et ce qu’on assassine est si vaste. Un homme qui est tant d’autres, un homme après tant d’autres : on tue les Noirs, les femmes, les pauvres parce qu’ils comptent peu pour ceux qui mènent le siècle, on les tue pour ce peu dans lequel on les tient, et qui au revers laisse apparaître le considérable dans lequel s’estiment ceux qui considèrent qu’étouffer cet homme permet de maintenir l’ordre. Quel ordre ?
Read More« Je ne peux pas respirer ». La phrase de George Floyd dit l’instant, l’époque, le poids de mort qui écrase, l’affreuse impuissance. Les deux genoux sous la nuque, il nous faudrait demander grâce. Bien sûr, on n’est pas écrasé comme littéralement à Minneapolis le sont ceux qui chaque jour paient de mort la couleur de la peau ; bien sûr : on est aussi, souvent, du côté de la matraque symbolique de la domination, et si c’est malgré soi, c’est tout de même l’expérience qu’on fait du pouvoir insidieux, des rapports sociaux comme inscrits dans cette anthropologie de la souffrance qui est notre quotidien intime.
Read MoreOn se souviendra de ces mois comme une longue plage de silence, où pourtant s’était préparé la suite : les offensives, les contre-offensives. Qui l’avait emporté ? On se souviendra de ces mois comme fatalement ce qui avait produit la suite. La suite, pourtant on l’ignorait alors. J’aurais écrit chaque jour ces jours ; pour en arracher quoi ? « Qu’au retour du silence, une langue naisse » — il est juste de revenir au silence en retour, dans le bruit que refait le monde un peu partout, maintenant que la machine repart, dont le fracas idiot recouvrira tout. Tout ?
Read MoreQuand un monde s’écroule, il se radicalise : cherche ses appuis les plus sûrs, se révèle tel que lui-même. C’est alors que sa violence s’exerce sans fard, plus féroce, plus librement ouvert à lui-même, ses penchants. Sont détruits davantage ceux qui sont détruits ; et on sauve les apparences et les quelques dividendes qui restent.
Qui pleurera la fin de ce monde ?
L’effusion de possibles que portent le passé est infinie, parmi répandue autour de nous et il suffirait presque de se baisser pour s’en saisir ; s’il n’y avait pas la question du risque de se brûler.
Read MoreIls disent les jours heureux et ils montrent les tableaux, les courbes. Ils disent aussi nous. Ils disent les mots efforts à ceux qui n’en peuvent plus, ils répètent les jours heureux et évidemment le mot grince, le mort tord le cœur, ils souriraient presque. Ça y est, ils sourient en disant les jours heureux, peut-être qu’ils le pensent, non, ils ne le pensent pas, ils disent les jours heureux sans rien penser ni rien savoir de ce que peut être l’heureux des jours, s’ils savaient : ils ne le diraient pas, en souriant.
Read MoreVers le soir, l’impuissance qui grandit tout le jour s’impose soudain, large et grave, insoutenable, précise. On n’y peut rien, disent-ils : et c’est vrai que la maladie n’appartient à aucun camp constitué dans la lutte. Elle est prétexte à tout effacer de toute lutte. Et pourtant ?
Read MoreLe confinement n’est pas la période exceptionnelle de l’époque, mais son exacerbation. La société de contrôle et de surveillance s’exerce à merveille ; les êtres se découvrent dans la solitude au miroir de leur abandon ; ils pensaient pouvoir enfin trouver du temps : ils ne saisissent que de l’ennui : savent bien qu’ils sont chez eux enfermés.
Read MoreCes dernières semaines, par hasard et fatalité, je me serai donc retrouvé toujours loin de ce proche qui pourtant me bouleverse tant : quand les foules se rassemblent devant les Hôtels de ville, quand elles demandent des comptes et reçoivent des coups, quand il faut se protéger le visage, quand il faut quand même marcher, quand il faut agir de concert, sentir les mouvements et percevoir les dangers, user de cette intelligence collective des foules qui savent que le monde est l’espace que recouvrent ses pieds, et que ses pieds sont mille, j’aurai donc été, quelle faute, loin, cette fois.
Read MoreArnaud Maïsetti | Sur la Place Jean Jaurès, ils ont donc construit ce mur, qui entoure – protège ? – les travaux, et lève symboliquement le mur parfait du mépris et de la violence entre ceux qui vivent ici et ceux qui démolissent en prétendant rebâtir. Y a-t-il symbole plus bête ou plus insultant ? Évidemment, ce mur est une provocation : évidemment, il fallait bien céder à cette tentation.
Read MoreArnaud Maïsetti | Dans l’effondrement du soir, il y a une autre leçon. Nous vivons vraiment dans un monde qui s’effondre, et qui produit lui-même les conditions de son effondrement. Les hommes et les femmes sur qui s’effondre ce monde ne réclament ni un poème ni un tombeau, mais qu’on ne leur crache pas dessus comme de leur vivant. Qu’à l’ignorance succède ce que la rage sait parfois lever : l’organisation des colères, le renversement des forces. Ce sont des jours sales, infâmes et qui font honte : que la honte change de camp.
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