Marseille : l’effondrement des murs de la ville
C’est le centre de la ville. Ici, le centre est à la marge : des routes le contournent, les pouvoirs l’ignorent et l’ignorance finit toujours par être criminelle. C’est le centre de la ville, les murs sont sa mémoire, ils sont même sa loi. Ici, chaque immeuble repose sur un autre et lui-même sur un autre ; ainsi jusqu’au dernier. Cette loi fait de cette ville un poing fermé, un corps organiquement composé par son histoire. Alors quand l’un tombe, tous cèdent.
Voici pour la loi.
Quant à l’ignorance criminelle, elle est doublement coupable : sous les décombres, on finira par retrouver fatalement des corps qu’on comptera pour peu. Ils n’auraient pas dû être là, diront ceux vers qui les micros se tendent ; on leur avait bien dit, ajouteront-ils comme on crache sur un cadavre ; ce serait tant pis pour eux, finiront-ils par lâcher, en comptant non pas les corps, mais les voix qui manquent pour la campagne à venir. Qui dira le nom de ces corps ensevelis ? Ces corps sont l’autre image de la ville, sa réalité de chair. Il manquera toujours la vieille geste des poètes, les tombeaux qu’autrefois on écrivait.
Aujourd’hui, les tombeaux de ces corps sont les pierres de la ville, les murs sur lesquels ils avaient adossé leur vie.
Un immeuble qui tombe sans cause véritable, ni incendie ni tremblement de terre, mais après quelques pluies et de nombreuses années d’ignorance et de mépris, c’est impensable ; un immeuble qui tombe parce qu’on l’oublie, c’est insensé. Non pas un, mais deux immeubles mêmes, et trois, peut-être dix bientôt, cent, mille, puisque dans cette ville, tout s’élève ensemble, et tombe ensemble. C’est l’autre loi de la ville, impensable, insensée.
Peut-être qu’on vivait dans le premier immeuble, parce que lui proposait un toit au lieu de la rue. Peut-être qu’on ne saura jamais qui vivait dans le premier.
Peut-être qu’on trouvera un chien là dedans que les pouvoirs prendront pour un homme ou un enfant, ou inversement.
Ce sont des jours sales sur lesquels la pluie tombe aussi lourdement qu’un immeuble. Il y a par dessus la tristesse, comme des pierres sur un corps, de la rage.
À quelques rues seulement, les mêmes pouvoirs dépensent les milliers jamais consentis ici pour lever des murs : l’ironie est un autre crachat sur les morts. Les murs qu’ils dressent autour de la Plaine, ces mêmes murs jamais posés pour étayer les immeubles effondrés se bâtissent finalement pour la même raison : nettoyer, trier, contrôler les populations.
S’ils ont laissé les murs pourrir sur place, c’était peut-être pour mieux faire fuir les hommes, les femmes.
Les hommes et les femmes sont restés.
Où aller ? Les murs ne tomberont pas.
Les murs sont tombés. Et maintenant ? On n’aura même pas eu besoin d’abattre les immeubles, ils ont eux-mêmes offert la place pour les hôtels de standing, les casinos, les parkings, les places larges avec des bancs où il serait impossible de s’allonger – pensez, si un homme avait l’idée d’y dormir, une nuit de désespoir.
Dans l’effondrement du soir, il y a une autre leçon.
Nous vivons vraiment dans un monde qui s’effondre, et qui produit lui-même les conditions de son effondrement.
Les hommes et les femmes sur qui s’effondre ce monde ne réclament ni un poème ni un tombeau, mais qu’on ne leur crache pas dessus comme de leur vivant. Qu’à l’ignorance succède ce que la rage sait parfois lever : l’organisation des colères, le renversement des forces.
Ce sont des jours sales, infâmes et qui font honte : que la honte change de camp.
Arnaud Maïsetti, le 6 novembre 2018
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.