Le plus vieux crâne d’Amérique du sud
Tout a été perdu [1]. Quand on a noyé le feu, au matin, sous les cendres, il n’y avait que des cendres, seulement des cendres. On regarde les braises comme un monde entier, un passé sans plus d’avenir que nous. Vingt millions de pierres précieuses témoins de tous les temps, des artefacts greco-romains, sept cent pièces de l’Égypte ancienne, des fossiles, la cinquième collection d’archéologie du monde : de la poussière. Parmi toutes les pierres calcinées, on ne retrouvera jamais le plus ancien crâne d’Amérique du Sud déposé ici.
C’est à lui que je pense aussi, à lui surtout auquel je pense : le plus ancien crâne d’Amérique du Sud. Il avait survécu à sa mort et à la terre, aux ravages et aux hommes, aux guerres, aux dates plus ou moins historiques : quelques flammes auront eu raison de lui. Je pense au plus ancien crâne d’Amérique du Sud, certain que ce n’est qu’un signe, des restes humains témoins de pertes plus considérables encore. Un signe de ce qui brûle pour seulement détruire : signe que les flammes se trompent de camp, qu’il faudrait brûler d’autres mondes que ceux qui abritaient le plus ancien crâne d’Amérique du sud.
Le lieu parti en flamme n’est qu’un musée – ancien palais impérial, résidence de la cour Portugaise qui fuyait le WeltGeist parti à cheval renverser l’ordre ancien ; entre ces murs on a signé l’indépendance du pays il y a deux siècles ; on a écrit la constitution de la République : on a fini par en faire un musée parce que c’est tout ce que peut être un lieu qui a abrité l’histoire. Le crâne était là pour témoigner de cela. Aujourd’hui en cendres, il dit que le monde neuf ne peut produire que des incendies malheureux – il n’y a pourtant pas de hasard quand on supprime quatre-vingt cinq pour cent d’un budget –, le crâne dit que ce monde tombe en ruines et que nous sommes l’une d’elles, que nous frayons en elles.
C’est la rentrée : fatalement, le temps est soudain à l’urgence, bureaucratique et secondaire. Quand des crânes brûlent, on regarde plutôt les tâches à faire, la route qui reprend. Les crânes pourraient brûler, on continuera de rentrer. Mais où ?
Le crâne a brûlé parce que les bouches à incendie n’ont pas fonctionné – faute de moyens, comme dit l’expression. L’expression dit aussi la faute à pas de chance, ou que ce n’était pas faute d’avoir alerté les pouvoirs publics sur la déréliction des lieux. Il n’y a pas de faute : il n’y a que des coupables et des indifférents.
« La vie est de brûler des questions » hurlait Artaud en brûlant des questions. Brûler des livres, certes : on pourra toujours les réécrire. Mais des crânes ?
Dans le jour qui tombe, je pense au plus vieux crâne d’Amérique du Sud en rentrant ce soir.
Arnaud Maïsetti - 5 septembre 2018
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.