Polychronies (4) - Fripiers et diamantaires, par Marie Cosnay et Vincent Houdin

à propos de l'élection de Donald Trump


Où allez-vous mes frères ? 
Maquignons, rebouteux, marchands de vin, forains, fripiers, diamantaires. 
Votre sang fouette mon sang, votre paupière me soulève, 
vous chevauchiez la nuit des temps, 
vous êtes ma soif permanente
je vous ai vus quittant la poche des provinces
traînant * quelques vertèbres  molles sous vos chemises

(Benjamin Fondane)

1/

Paris / 12 /
novembre / 2016
Stalingrad
Longe
Le canal et les camions de CRS
Reste pas là - dit un camion de CRS
A un monsieur qui reste là Feuille dépliée / en main attestation / demande d’asile / interdit stupéfait / reste pas là / perdu saisi / il reste là

Pas par là
Pas là
Par là
Pas là

Erythréens Soudanais gamins / cachés sous écharpes, froid mordant à Paris / matin ensoleillé 2
degrés, Irakiens Afghans, c’est le petit déjeuner, une trentaine d’hommes rien, t’aurais vu du temps
du campement, rue de Flandres / t’aurais vu, une longe file … qui attendait pain et chocolat

Un collectif de riverains
Des étudiants science po
Services civiques
Bénévoles
Volontaires
Petits papiers
Arabe anglais - et tigrinia.
Le centre ?
Porte de la Chapelle ?
Par là
Suivez le parcours
Par là
Dessiné 
Sur le papier

Vous n’arrivez jamais / et vous partez toujours
quel âcre paradis
roule dans votre bile
où courez-vous assis
sur le pont, immobiles, 
ressemeleurs de mots, bijoutiers d’accident, 
dites-moi / d’où vous vient  ce fleuve d’énergie ?
 

Paris /13
Novembre / 2016.
Boulevard Richard
Lenoir / fermé.
Les rues autour / fermées. 
Montre ton Pass de victime / de parent de victime / de gars à mémoire victime / de fille à mémoire
de victime / Paris
13 novembre
Camions / télés, paraboles immenses, pavillons hurleurs garés / le long du boulevard et dans les
rues autour
Boulevard et rues autour
fermés
Grande
Machinerie de la mémoire en place le long du boulevard et dans les rues autour
Grande / 
Machinerie / de la mémoire / utilise l’image / dans l’image la terreur / ta terreur est miroir de la
terreur - terreur
Qu’alimente des images de terreurs
De terreurs en images et d’images en terreurs / 13
Novembre.  

Mesdames et Messieurs.  

iDTGV 7913  
Votre contrôleur ne contrôlera pas
Votre contrôleur débordé inquiet occupé
ne contrôlera pas
Votre contrôleur est trop occupé
A consoler rassurer les terrorisés du 13 / Novembre / passé.  

(…)

Mesdames et Messieurs
Mesdames et Messieurs les terrorisés
Où sont vos lignes ? 
Lignes de vie / de fuite / dynamiques / de vie fuite créatrices / quelles sont / vos lignes ?  

Et quelles lignes en vous sont-elles brisées ?  

(…)

Où allez-vous mes frères ? 
Maquignons, rebouteux, marchands de vin, forains, fripiers, diamantaires ?
Dites-moi d’où vous vient ce fleuve d’énergie
dans vos mains je lisais une ligne de vie
longue et cent fois brisée

(…)

2/  

Vous êtes bien, à l’hôtel ? 
Je suis effondrée, ma mère se meurt. 
La guerre, vous savez ce qu’on dit, l’Iran etc. 
Un désastre. 
Nous sommes
Le désastre. 
Comment ma mère va prendre l’affreuse nouvelle ? 
Un clown installé à la maison blanche ? 
Manquerait plus que ça hâte la fin de ma mère. Ma mère
M’a initiée à la politique j’ai tout appris de
Ma mère, elle a toujours opposé raison et intelligence au pouvoir de l’argent, au racisme. 
Peut-on élire un homme qui pense qu’il faut agresser les femmes - ma réponse ? 
Un homme qui a l’appui du Klu Klux Klan ? Ma réponse ? 
Un homme qui veut le pouvoir pour l’homme blanc ? 
Peut-on ? Ma réponse ? 
On peut. 
On peut tout. 
Appuyer
Sur un bouton / déclencher le désastre, éliminer / le vivant on peut tout.
On peut tout / tout dire tout entendre / 
Les catastrophes climatiques on peut faire /
On peut tout
On peut vouloir
La mort.  

Ma mère
M’a appris la politique, le pouvoir et l’impouvoir de l’argent.
Vous êtes bien à l’hôtel ? 
Les élections américaines risquent de sonner le glas de la vie de ma mère en fin de vie. L’achever
- c’est ce que je veux dire. Trump / va achever ma mère. 
Vous êtes bien / à l’hôtel ?

Je ne pardonne pas aux Américains. 
Pardon ? 
Ne pas le lui dire ? 
Cacher cette nouvelle du 8 novembre à ma mère ? 
Vous n’y pensez pas, vous ne m’avez pas comprise, nous sommes ma mère et moi profondément
liées. Ma mère
M’a tout appris. Ma mère
M’a tout appris, comment
Ne pas lui apprendre ce qui tombe sur l’Amérique ? 
Vous êtes bien
A l’hôtel ? 
Comprenez-moi : l’élection d’un clown raciste prêt à n’importe quoi m’occupe. 
M’occupe plus que m’inquiète. 
Voyez l’idée.  

Vous croyiez que les blancs plus ou moins pauvres allaient voter Clinton ? 
Allons donc. 
Allons donc. Vous êtes un peu naïve. 
Pardonnez-moi cette petite leçon de politique, ma mère
M’a tout appris. 
Vous êtes bien à l’hôtel ?
Que va devenir l’Amérique affublée d’un clown qui loin de ratifier les accords de Paris va autoriser
l’extraction des gaz de schiste ? 
On est en fin de course - et ça n’a rien à voir avec ma mère. 
Trump fait écran à mon chagrin. 
Le vide tu peux toujours le remplir. 
C’est extraordinaire de remplir son vide vide par du Trump. 
C’est ce qui devait m’arriver. 
Remplir mon vide vide par du Trump. 
Ma mère : par quoi elle a rempli son vide ?
Le vide en elle gigantesque ? 
Par une tumeur - et on peut pas faire pire. 
Tu peux vivre dix-huit mois au plus avec une tumeur. 
Pas un jour de plus. 
Ma mère
Entre en son vingt-deuxième mois. 
Et Trump va achever ma mère.  

(…)

3/

Pauvres vifs
Que de fois projetés sur les murs par vos longues bougies de suif
Vos ombres ont prié sur les fruits de la terre
Et appelé dans leur coeur racorni / la jeune
La frêle bergère, l’épouse
La fiancée promise et noire du Cantique
Des Cantiques

Vos ombres ont prié sur les fruits de la terre. 
La nuit du 7 au 8 novembre
S’en est allée une / qui n’a jamais porté dans les aéroports la moindre lourde valise ni n’a reçu la moindre lourde valise ni même n’a lu / de mauvais romans où les lourdes valises mieux que les hommes dans les aéroports circulaient.

La nuit du 7 au 8 novembre s’en est allée une / qui bêchait son morceau de terrain
Le bêchait sur les hauteurs
Sur les hauteurs escarpées d’un morceau de terrain à bêcher
Bêchait
Sur les hauteurs et de hauteur en hauteur
Grimpant s’affairant bêchant
Tenant aux deux pôles
La terre ici
A nettoyer
Le ciel là-bas
A supplier
Pour son ex promis mari toujours promis
A retrouver
Dont l’ombre priait sur les fruits de la terre.  

La nuit du 7 au 8 novembre s’en est allée sur les hauteurs une / dont le sang fouette le sang, qui
chevauche la nuit des temps
, n’a jamais porté la moindre lourde valise jamais
N’a reçu la moindre lourde valise jamais n’a su / que les lourdes valises
Dans les aéroports mieux que les hommes circulaient
Surtout quand elles cachaient des tas de billets de 500
faisant à force
De bons petits millions.  

La nuit du 7 au 8 novembre s’en est allée / éternelle fiancée,
Vieille amoureuse
Frêle bergère
Une
Qui emportait dans sa valise imperceptible
Une vie de presque un siècle,
Abandonnait aux pauvres vifs
Maquignons, rebouteux, marchands de vin, forains, fripiers, diamantaires
Un secret de presque un siècle : 
L’oasis et le désert et les hordes de cavaliers
L’océan et ses marées
Les prairies et les plaines et les sommets
Où bêcher
Jusqu’à trouver
le juste morceau de terre où le ciel était rangé.  

Marie Cosnay

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Elle fait partie depuis cet été des chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook.