Polychronies (2) : La grande demeure, par Marie Cosnay & Vincent Houdin

Polychronie 2 La grande demeure Vincent Houdin (basse) & Marie Cosnay (voix)

Les premiers symptômes d’une maladie mortelle fournissent au professeur le sujet de brillantes leçons, mais toutes les maladies mortelles présentent le même phénomène ultime, l’arrêt du cœur. Il n’y a pas grand chose à dire là-dessus. La société ne mourra pas autrement. 
Vous discuterez encore des pourquoi et des comment. 
Et déjà les artères ne battront plus.
(bis)
(Bernanos)


Les artères de la grande demeure battent avec difficulté ; le cœur de la grande demeure ne suffit pas à la grande demeure, surtout qu’il est, le cœur, vieillot enflé fichu violet. Les grandes demeures ont toujours eu de ces cœurs insuffisants : enflés violets vieillots ; aucune grande demeure n’a battu un jour mesurée n’a battu tranquillou n’a battu, peinarde. La grande demeure qui a un cœur a aussi des rouages, des dents qui roulent dans les crans prévus à cet effet. Il y a eu, outre le cœur qui n’a jamais battu tranquillou des temps où pour les dents et les crans, rien n’allait plus. 


D’un côté la falaise et de l’autre la falaise.
Je t’emmène sur un sentier où quiconque jamais ne débarque. Jamais quiconque jamais n’y débarque. Se déploie tout le jamais jamais - et soudain, là-bas, au loin, quand jamais quiconque jamais ne débarque se profile une silhouette. 
Elle approche. 
La silhouette chevauche un âne. 
Âne et cavalier prennent des risques à bord de falaise.
Regarde.

A côté de toi, tellement à côté de toi que tu te demandes comment jusque là tu n’as pas vu, à côté de toi, il y a un enfant. Il fait sa petite magie : froisse sa tunique, cligne des yeux, ferme les poings.

Le cavalier entre gorges profondes et gorges profondes, avance, tranquillou.

L’enfant ?
L’enfant ? 
A disparu. 


Vous discuterez encore des pourquoi et des comment. Et déjà / les artères ne battront plus.
Et déjà les artères / ne battront plus. 


Dans la grande demeure il y a un coin vraiment petit.
Je te parle d'un coin vraiment vraiment petit.
Si petit qu’on le perd dans l’immensité de la grande demeure. 
Dans le petit coin il y a un vieil homme. 
Chaque jour, le vieil homme va à la poste, il va à la poste chaque jour avec une requête adressée aux dames de la poste mais les dames de la poste ne comprennent pas sa requête. 
Le vieil homme se plaint car sa requête reste lettre morte auprès des dames de la poste - un comble.
Un deuxième vieil homme dans le petit coin de la grande demeure, on est dans ce petit coin prévu pour petits vieux qui vont à la poste envoyer des lettres que personne ne voit ni ne veut, on est dans ce petit coin prévu pour petits vieux qui ont des requêtes qui restent lettres mortes, un deuxième vieil homme dans le petit coin prévu de la grande demeure serre dans ses bras le vieil homme des femmes et des lettres muettes de la poste. 
Je comprends rien à ce que tu dis, camarade. 
Je comprends rien à ce que tu dis mais il est pas né le jour où ça va m’empêche de t’écouter.


Candidat
de droite
et de centre
de centre de droite
à 
distinguer
à 
ne pas
confondre
à 
distinguer
à 
ne pas
mêler à 
ce centre
qu’est à 
gauche
candidat
hypothétique
de l’hypothétique voix
du
du
milieu ?
milieu de droite
pourquoi
pas ? 
milieu de gauche
ne faut
pas
ne pas
ne faut
ne faut
pas
droite droite  
médiane droite
pas la moindre
foi
ni
ni
ni ?
ah
les racines les racines !
piquons-les un peu
piquons-les ici
racines allons-y
chrétiennes allons-y
chrétiennes sans christ si
si
possible
de ne pas
pas de signes
de
signes
de
foi !

on est les gars de droite droite de droite médiane on est les gars décomplexés on va on va
on va pas on va pas s’excuser


Quand loin de s’excuser les costards noirs lourds et vieillots quand loin de s’excuser les costards morts de mort spéciale de gueule ouverte de mort de masse de vieux mâles blancs épuisés quand loin de s’excuser les costards noirs aux mains à agripper mains droites mains médianes droite mains médianes gauche toutes mains noires suantes
et vieillottes
et saturées
et engraissées
à agripper
les artères ne battent plus
si les artères ne battent plus les mots savent faire ils
quittent les gueules ouvertes battent l’air de leurs ailes poisseuses ils
ne trébuchent pas
noirs suants
vieillis vieillots les mots comme
les costards des mêmes ils
ne valsent pas longtemps ils
sont attrapés plein vol
par la grimace blonde
que tu connais
la grimace saturée
de « madame tout le monde » 
ou presque
rattrapés plein vol
par la grimace
de « madame tout le monde
ou presque »
madame tout le monde
ou presque
a la grimace blonde
et les artères violettes
saturées
à force
d’agripper
les tentures
des grandes
des
grandes
des
grandes demeures
du Panama 


Septembre 2016. La candidate FN aux élections présidentielles de 2017 répond par une lettre ouverte au haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme qui s’inquiète publiquement de la haine des droites extrêmes visant un certain groupe de personnes dans nos occidents démocratiques.
La candidate FN aux élections présidentielles de 2017 répond au commissaire des droits de l’homme. 
Elle est ravie, écrit-elle, ravie, voici qu’il lui offre une bonne occasion. 
Filons la rhétorique, nous sommes ravis que la candidate saisisse l’occasion de révéler à coup de rhétorique, dans les lignes emmêlées d’un discours qui emprunte sans rien dire à des présupposés historiques, ce qu’elle fait des droits de l’homme. 
Monsieur le Commissaire, si vous aimez l’humanité, l’abstrait, l’homme de H majuscule, vous n’aimez pas les hommes. Vous méprisez les peuples, les hommes dans leur multiplicité, variété, diversité, leur pauvreté. 
Dit la candidate au commissaire. 
La critique des droits de l’homme, on l’entend dans la rhétorique de la candidate FN, est celle du Comte Joseph de Maistre, philosophe contre révolutionnaire qui écrivait en 1793 : « Il n'y a pas d'Homme dans le monde. J'ai vu des Français, des Italiens, des Russes, etc. mais quant à l'Homme, je déclare ne l'avoir jamais rencontré de ma vie ». 
Mais Joseph de Maistre désirait avant tout conserver ses privilèges d’aristocrate et chaque chose à sa place. 
Chaque chose à sa place. 
Les biens de famille dans ma famille. 
Les biens du Panama dans mes demeures du Panama. 
Chaque peuple chez lui, tant pis si chez lui est à feu et à sang. 
On profitera des différences culturelles : de l’autre côté de la frontière. 
Par un tour de passe passe la candidate FN aux élections présidentielles de 2017 se fait contre le commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, le chantre de la diversité. 
Mais si le monde est renversé, le discours n’est pas renversant. 
Ecoute : on fera de la diversité mais d’un côté et de l’autre des frontières fermées, non mais.
Cependant, continue la candidate, dedans le groupe se débat humilié. Le groupe des pauvres qui votent se débat humilié. Humilié par l’hyper classe mondiale. Le préfixe grossit la classe, la classe surplombe, indistincte, l’adjectif redouble en largeur, mondiale, le demi alexandrin, l’hyper classe mondiale méprise le groupe divers varié multiple vivant et bien à sa place, l’hyper classe mondiale veut empêcher le groupe divers varié multiple vivant et bien à sa place de voter. 
La disciple du philosophe contre révolutionnaire Joseph de Maistre qui ne voulait pas renoncer à ses privilèges de classe pas hyper du tout et mondiale encore moins, veut, écrit-elle, un monde - 
un monde un monde heureux. 
La richesse d’un monde heureux, écrit la candidate FN aux élections présidentielles de 2017. 
Les mots de haine, rit la disciple saturée, je vous les ai laissés. A vous blancs de peau noirs d’habits. 
J’ai pris le monde heureux. 
Les artères qui ne battent plus des costumes noirs suants et moi d’heureuse diversité d’un côté de l’autre des frontières fermées sur le feu le sang, on fait quand même une bonne équipe quand on agrippe
On fait quand même une bonne équipe quand on agrippe
de mains médianes droites
mains médianes gauches
mains droites droites
mains droites toutes
mains de Maistre
les richesses
du monde heureux
le monde heureux
des grandes
grandes
des grandes demeures
du Panama. 

Marie Cosnay

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Elle fait partie depuis cet été des chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook.