Taqawan : saumons et lutte amérindienne au Canada en 1981
Violences policières envers des Amérindiens canadiens en 1981, saumons emblématiques et subtile mythologie de la lutte indispensable.
L’autobus approche du pont Van Horne, qui relie la province de Québec à celle du Nouveau-Brunswick au-dessus de ce qui n’est déjà plus la rivière Ristigouche, mais pas encore la baie des Chaleurs. Ce pont marque une frontière à l’intérieur d’un même pays, davantage juridique que géographique. Le transport scolaire vient chercher les enfants de la réserve indienne le matin pour les amener à l’école anglaise et les reconduit chez eux en fin d’après-midi. Il y a le Québec et le reste du Canada, la réserve et le reste du monde. Dix générations plus tôt, ils s’étaient installés ici, à la fin des terres, Gespeg. Ce sont les Mi’gmaq. Les premiers Français les appelaient les Souriquois. Puis on a écrit leur nom de différentes manières : Miquemaques, Mi’kmaqs, Micmacs.
Le 9 juin 1981, le ministre québecois des loisirs, chasse et pêche, Lucien Lessard, adresse un brutal ultimatum au chef de la réserve micmac de Restigouche (aujourd’hui Listuguj), au bord de la rivière du même nom, mondialement réputée pour ses saumons, le sommant de retirer de la rivière l’ensemble des filets de la tribu, désormais jugés unilatéralement illégaux. Sans attendre, il ordonne l’usage de la force, et, le 11 juin et le 20 juin, des centaines de policiers québecois appuyés par hélicoptères et zodiacs opèrent deux descentes musclées, avec passages à tabac et arrestations de pêcheurs résistants aux saisies des filets. C’est autour de cet épisode notable mais toujours resté relativement discret (la chanson de Édith Butler et Luc Plamondon, « Escarmouche à Restigouche », sera interdite d’antenne au Canada à sa sortie en 1982) du colonialisme et du racisme à l’égard des populations natives américaines qu’Éric Plamondon a bâti, quatre ans après l’achèvement de sa trilogie « 1984 », cet étonnant roman policier en forme de mosaïque, publié au Quartanier en 2017 et chez Quidam le 4 janvier 2018, sous le titre de « Taqawan », le nom micmac de l’animal-roi qu’est ici le saumon.
Là où ça brasse le plus, c’est sur l’eau. Quand les flics commencent à tirer les filets et que les pêcheurs tentent de les prendre de vitesse, l’espace se contracte. Dans leurs zodiacs, les hommes de Trudel foncent sur les bateaux autochtones. L’hélicoptère se rapproche de certaines embarcations pour les repousser. Les Indiens veulent sauver leurs filets. C’est grâce à ça qu’ils gagnent leur vie, qu’ils peuvent se nourrir et élever leurs enfants. Alors ils ignorent les semonces, montrent les poings, tournent en rond dans la baie des Chaleurs pour échapper à leurs poursuivants. Mais une fois les filets récupérés, il faut regagner la berge. Il n’y a pas d’autre choix et les flics les attendent. Ils sont nombreux. Ils les arrachent des bateaux à cinq contre un, leur font des clés de bras, leur passent les menottes, leur frappent les genoux pour les faire plier. Les plus excités crient : « On your knees, fucking asshole ! » Et les plus résistants répondent : « Un Indien ne s’agenouille devant personne. » Alors les forces de l’ordre redoublent de coups, s’enragent et deviennent vicieuses. Quand les chiens sont lâchés, quand on donne le feu vert à des sbires armés en leur expliquant qu’ils ont tous les droits face à des individus désobéissants, condamnables, délinquants, quand on fait entrer ces idées dans la tête de quelqu’un, on doit toujours s’attendre au pire. L’humanité se retire peu à peu. Dans le feu de l’action, la raison s’éteint. Il faut savoir répondre aux ordres sans penser. (…) Alors quand on lâche une bande de gars de Québec dans une réserve, ça finit avec des côtes cassées et des épaules luxées – au mieux.
Entre la noirceur cynique et machiavélique que l’on avait vue à l’œuvre, dans un contexte assez semblable in fine de spoliation raciste à l’égard des Amérindiens, dans l’excellent film « Cœur de tonnerre » (1992) réalisé par Michael Aptedet scénarisé par John Fusco, et la recréation historique par petites touches précises et comme subtilement inadvertantes que l’on trouve dans le tout récent « Churchill, Manitoba »d’Anthony Poiraudeau (en se nourrissant aussi, d’ailleurs, du matériau mythologique revu et corrigé qu’affectionne le William T. Vollmann des « Fusils », mais aussi, ici, de « La tunique de glace »), « Taqawan » propose le redoutable assemblage des grandes et des petites histoires, des légendes oubliées et des actualités trop présentes, de la bienveillance soutenue et de l’avidité déployée, sous le signe, en exergue au premier chapitre, de cette terrible phrase d’Albert Camus dans « L’homme révolté » : « Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. » En un rare compromis entre la légèreté malicieuse et la profondeur nécessaire, Éric Plamondon nous offre un roman de 200 pages au charme décisif.
Dans la Grande Charte des libertés d’Angleterre de 2015, Magna Carta, mère du droit individuel et des constitutions modernes, les règles de pêche sont clairement définies. La partie des rivières soumise aux marées appartient à tout le monde. Tous peuvent y pêcher. Vient ensuite la partie navigable, que l’on situe entre l’endroit où il n’y a plus de marée et le lieu où on ne peut plus avancer en bateau, que ce soit à cause des rapides, des rochers ou des hauts-fonds. Cette partie navigable, où l’on peut pêcher, est la propriété du roi. Au-delà de cette limite, la rivière appartient aux propriétaires des terres qui la bordent.
Pendant le Moyen Âge, on défend aux meuniers et autres maîtres de moulins de bloquer entièrement une rivière. Il est obligatoire de laisser un espace de montaison pour le saumon. Celui qui ne respecte pas cette règle est passible d’emprisonnement. Et ainsi de suite, sur chaque rivière, de chaque pays, jusqu’au Nouveau Monde, quand l’homme blanc et la femme blanche font la rencontre d’un peuple qui n’a jamais eu besoin de réfréner son avidité par des lois. Depuis des millénaires, la sagesse de l’évidence suffit à ce peuple : si on pêche trop de poissons cette année, il y en aura moins l’année prochaine. Si on pêche trop de poisson pendant des années, un jour il n’y en aura plus.
Eric Plamandon - Taqawan - Quidam éditeur
Charybde 2 le 2/01/18
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