"Gran Madam's" : un putain de polar déjanté
Un faux polar délirant qui oscille subtilement entre le sordide saignant et le poétique décalé.
Publié début 2015 à la Manufacture de Livres, sorti en poche chez Pocket en mars 2016, ce faux polar soigneusement déjanté commence presque classiquement, à La Jonquera, à la frontière franco-espagnole, entre Montpellier et Barcelone, relais largement dédié aux camionneurs longue distance et haut lieu de la prostitution, que ce soit dans les nombreuses maisons closes de l’endroit ou sur ses également nombreux parkings. Étudiante française en rupture de ban, devenue ici prostituée, et désormais « tenue » d’une main de fer par le crime organisé incarné par Ludovic, le boss local, Virginie – alias Bégonia Mars, vit morne et résignée en attendant peut-être une occasion de s’enfuir, tant qu’il lui reste un peu d’énergie.
Je ferme la porte, ça recommence.
Ils sourient tous de la même manière quand ils s’approchent de moi après avoir déposé l’argent dans le parcmètre : là, à cet instant, ils montrent leur visage en pleine lumière, pour que je voie jusqu’à quel degré d’hilarité et d’horreur ils se prennent pour les maîtres du monde. Ils me croient soumise mais, c’est sûr, ils ne paient que l’ouverture des jambes, le reste, ma haine qui les pénètre, ils ne la sentiront que plus tard. C’est avec cette pensée-là que je supporte, en général.
Une bizarre équipée nocturne, néanmoins minutieusement préparée, voit le Boss, son second – dit le Chinois – et la jeune Bégonia se consacrer à l’élimination brutale, pour des raisons guère précisées, d’un certain « Catalan », avant de partir dès le lendemain, dans une vieille Dacia, se mettre au vert en France avant de rejoindre, est-il prévu, Paris, où Bégonia entamerait une tournée de prostituée plus luxueuse qu’à La Jonquera…
Ludovic bâille, le Chinois l’imite bruyamment, la sueur coule en grosses larmes entre mes seins et sur mes tempes. Le Chien fait sa vie un peu plus loin, la truffe dans le sable, il semble chercher la sortie.
J’ai la bouche pâteuse et des torsades dans le ventre. Le Boss à peine réveillé se lève, il marche tout droit vers la mer. Les pieds dans l’eau, il pisse longtemps. De notre place, on regarde le jet d’urine couler en un demi-cercle parfait dans le bleu de la mer, et ça nous suffit pour le moment comme spectacle.
Son petit chapeau de cuir noir et ses lunettes de soleil font bien ressortir son côté italien. Le Chinois marmonne un truc incompréhensible.
– Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?
– Dire que c’est le seul type avec qui on pouvait taper la causette.
– Le… le Catalan ?
On reste silencieux.
Ludovic revient vers nous et, avant qu’il ne soit trop près, le Chinois en rajoute une couche :
– On n’aurait peut-être pas dû.
Un tiers cavale, un tiers errance, un tiers vacances improvisées, le périple change toutefois très vite lorsque le trio à la Dacia (avec le chien nommé Chien) est abordé près de Montpellier par une pré-adolescente en fugue, et la ramène à ses parents, gérants d’une station-service. Dans la reconnaissance et l’absence magique ou presque de préjugés, dans la sympathie instinctive et simple autour des grillades et du rosé à répétition, une parenthèse hors du temps – dans l’attente toujours prolongée de la réparation d’un pare-chocs endommagé -, un curieux été caniculaire sans fin se met en place entre la famille de pompistes, leur fille et le trio improbable, sous les regards dissimulant mal leur haine de la majorité des villageois. Jusqu’à ce que la sensible et futée Virginie comprenne peu à peu une partie du dessous des cartes qui sont là sur la table, et que personne encore n’avait véritablement saisies…
Les gendarmes savent que cette petite finit toujours par revenir, mais ils ont bien expliqué que, si elle tardait encore à rentrer, ils devraient en référer aux services sociaux. Il faudrait placer Marielle, dans un foyer, loin de la maison, la séparer de ses parents, incapables d’élever correctement leur enfant adolescente, incapables de la tenir chez eux. Ça ne peut plus durer, avait dit le chef de brigade, vous le comprenez bien que ça ne peut plus durer, ça va mal finir. Il faut trouver une solution.
Alors, d’entendre ce type qu’il avait pris pour un client ordinaire lui parler de sa fille, Jean-Louis, blême, s’adosse au mur jaune de la station et supplie le Boss de lui en dire davantage.
Le Boss ne sait pas par où commencer. Alors c’est moi qui parle la première. Jean-Louis sursaute, je crois qu’il ne m’avait pas encore remarquée.
– Elle dort, elle est avec nous dans la voiture, sur le parking.
Sylvie arrive à ce moment-là. Elle regarde Jean-Louis. Jean-Louis montre le bout de la piste. On se met à courir jusqu’au parking, là où est garée la voiture.
Déguisé en polar champêtre ou péri-urbain un peu fou, à l’ombre des parasols du bord de nationale et de l’herbe rare parmi le goudron brûlant, Anne Bourrel nous offre un singulier roman, une fable tragique parlant aussi – peut-être surtout – d’apparences et de préjugés, d’aspirations futures et d’erreurs passées, de choc des micro-« civilisations », d’empathie surprenante et de violence instinctive.
Ce qu’en dit joliment Camille-Solveig Fol dans Midi Libre est ici.
Gran Madam’s de Anne Bourrel, éditions Pocket
Coup de cœur de Charybde2
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