Bolivie : un an après le coup d’état contre Evo Morales, la gauche triomphe dans les urnes

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Les premières enquêtes à la sortie des bureaux de vote montrent que le candidat du MAS, Luis Arce, a réuni 52,4% des voix, devant largement son rival de droite Carlos Mesa qui totaliserait 31,5%. Le candidat de l'extrême droite Fernando Camacho réaliserait le score de 14,4%. Cette victoire au premier tour doit évidemment être confirmé par les autorités électorales de Bolivie. Il s'agit pourtant d'un triomphe de la démocratie sur l'autoritarisme et une défaite gigantesque des élements qui avaient organisé le coup d'État de 2019. Evo Morales, a déclaré sur son twitter: "nous allons rendre désormais la liberté et la dignité au Peuple". La présidente de facto, Jeannine Añez, a félicité Luis Arce pour sa victoire et l'a invité "à gouverner en pensant à la Bolivie et à la démocratie"

La haine face au MAS

L’aversion pour le MAS est la passion dominante des élites traditionnelles du pays. Aux racines de cette passion se mêlent le souvenir des griefs subis (la perte d’espaces de pouvoir par la dissolution de la technocratie des années 1990 et la dévaluation du «capital généalogique» [système de domination des élites en Bolivie] pendant 14 ans), les différences idéologiques (républicanisme libéral contre caudillisme national) et le racisme contre les indigènes et les plébéiens métis ou «cholos» [qualification péjorative des Indiens].

La haine face au MAS a commencé avant même l’arrivée au pouvoir du «premier président indigène» et l’installation de mouvements sociaux réunissant indigènes, paysans et ouvriers. Cela s’est déjà fait sentir en 2002, lorsque le MAS est devenu une alternative de pouvoir sérieuse. Entre 2006 et 2008, pendant les deux premières années du gouvernement de Morales, il a failli provoquer une guerre civile entre les régions du nord-ouest et du sud-est du pays. Si cela ne s’est pas produit, c’est en raison du poids de la popularité du président, qui n’a pourtant réussi à consolider son gouvernement qu’en ayant au préalable arrondi les angles les plus radicaux de son programme de réformes de l’État et minimisé son programme de redistribution de la propriété agraire.

Malgré cela, l’hostilité face au parti de gauche et de son chef n’a pas disparu. Même pendant la période de boom 2009-2015, alors que le pays connaissait le meilleur moment économique de son histoire, que la plupart des Boliviens avaient plus de revenus et que le bien-être social augmentait, cette animosité brûlait comme une flamme votive sur les autels secrets des milieux d’affaires, des clubs sociaux, des loges maçonniques, des fraternités de carnaval de Santa Cruz, des groupes de femmes riches et, en bref, dans les multiples espaces de la vie privée où les élites blanches traditionnelles ne perdaient pas leur primauté. Même si certains dirigeants bourgeois «passaient» dans le gouvernement du MAS, ou s’ils faisaient semblant de fraterniser avec lui; ou si la plupart des intellectuels et des journalistes prenaient soin de ne pas «trop critiquer» le puissant régime, l’inimitié de classe et de race était toujours là, attendant un meilleur moment pour s’exprimer.

La même chose s’est produite avec les préjugés raciaux. Bien que l’expression publique de ce préjugé ait été tempérée par la crainte que le gouvernement n’applique les sanctions juridiques et morales qu’elle méritait, le pays a continué à être accablé par les scories de l’ordre étatique colonial. Le MAS a même dû faire des concessions à la realpolitik en matière de racisme, par exemple par la création récente du vice-ministère de la Décolonisation, conçu pour diriger la politique égalitaire; ou en tolérant que les forces armées maintiennent un statut discriminatoire à l’égard des sergents et des caporaux, dont la plupart sont d’origine indigène [6].

La nostalgie des anciens pouvoirs et des anciennes relations interclasses s’est progressivement renforcée à mesure que le gouvernement du MAS était affaibli par l’usure naturelle de son maintien prolongé au pouvoir, par les erreurs qu’il commettait et les limites qu’il révélait. Le fait d’être «anti-MAS» est devenu un signe de statut social et racial, et a donc commencé à être intériorisé par les classes moyennes inférieures comme un élément «aspirationnel», c’est-à-dire comme un mécanisme d’ascension sociale.

Quelles ont été les erreurs que le gouvernement du MAS a commises et les limites qu’il a manifestées? Son «électoralisme», qui a fini par réduire le processus social à une succession de victoires dans les urnes et à la conservation du pouvoir à tout prix, même avec des méthodes autoritaires; le fait qu’il se proclamait «paysan», ce qu’il faut comprendre comme une relative surdité face aux exigences des secteurs urbains; la cooptation par sa direction d’inconditionnels pro-Evo Morales; sa corruption et sa bureaucratisation; son indécision idéologique, oscillant entre pragmatisme extrême et «national-stalinisme» [7] et, surtout, son caudillisme, le culte du chef.

Avec ses succès politiques, économiques et gouvernementaux, Morales est devenu le caudillo le plus important d’un pays qui en avait connu beaucoup, un pays dans lequel, selon le sociologue bolivien le plus créatif, René Zavaleta, «le caudillo est une modalité pour les masses de s’organiser» [8]. La centralité du président et le culte étatique porté à sa personnalité ont atteint des niveaux aussi élevés que ceux d’autres grands dirigeants nationaux, tels que Victor Paz Estenssoro [président de 1952 à 1956, de 1960 à 1964, de 1985 à 1989] ou José María Linares [président de 1857 à 1861]. Si au début l’adulation officielle pour Morales correspondait en partie à la réalité, elle est devenue plus tard un mirage et un mécanisme de gratification et de manipulation du narcissisme du président bolivien. A tel point qu’il croyait avoir assez de force même pour tourner le dos à la source de son pouvoir, les majorités électorales, au cas où elles s’opposeraient à lui.

Il l’a fait en ce qui concerne le référendum constitutionnel du 21 février 2016, qui lui a interdit d’être réélu, et peut-être aussi en ce qui concerne le résultat des élections du 20 octobre 2019, qu’il a modifié, selon la perception de la majorité des Boliviens [9], pour éviter un second tour (une donnée que Morales et les MAS nient et qui fait actuellement l’objet d’un litige dans la campagne électorale et devant les tribunaux).

En tout cas, supposer que la force incontestable de sa figure était supérieure à l’attachement des Boliviens au vote – qui est essentiel dans ce pays, car il permet de résoudre les éternelles disputes sur les revenus des ressources naturelles – était une très grave erreur. Elle a fini par créer la confusion et fragmenter le bloc social qui soutenait le gouvernement du MAS, déjà affaibli par sa longue intégration dans le système officiel, avec tous les avantages et les tentations que cette situation impliquait [10]. Finalement, dans les dernières heures de son gouvernement, le MAS, issu des luttes sociales, n’est cependant pas capable de mobiliser efficacement ses adhérents. Il s’est transformé en une machine électorale qui peut encore obtenir de bons résultats mais ne réveille plus aucune ferveur progressiste. Seuls les cultivateurs de coca ultra-loyaux du Chapare, les habitants des quartiers les plus indigènes de la métropole aymara d’El Alto et certains groupes de fonctionnaires étaient prêts à lutter efficacement pour empêcher la chute de Morales.

Après son renversement, l’incendie des bus, des usines et des maisons des opposants de Morales à La Paz, ainsi que le «siège des villes» ordonné par l’ex-président en exil, ont réveillé la terreur ancestrale des Boliviens blancs face à l’«Indien félon» et ont élevé la haine au niveau de l’hystérie collective. C’est à ce moment que l’histoire furieusement antisocialiste a émergé et continue jusqu’à ce jour. Pablo Stefanoni y a décelé «trois mots clés: “hordes” – les militants du MAS sont réduits à de simples groupes de choc factionnels; “gaspillage” – la gestion macroéconomique [de Morales], largement louée, aurait été une simple réalité virtuelle; et “tyrannie” – les 14 dernières années auraient été du pur despotisme d’État» [11]. Ce récit a été en partie le motif, et en partie la couverture, de la répression menée contre le MAS par le gouvernement intérimaire. Les groupes qui se sont mobilisés en faveur de l’ex-président Morales ont été démantelés par les forces combinées de la police et de l’armée, ce qui a coûté la vie à plus de 30 personnes. Près de 1000 dirigeants ont été temporairement détenus. Plusieurs dizaines d’anciens fonctionnaires, dont Morales et son vice-président, Alvaro Garcia Linera, ont dû quitter le pays pour le Mexique puis l’Argentine. Des centaines de cas de corruption ont fait l’objet d’enquêtes. Deux anciens ministres ont été arrêtés et sont toujours en prison. Sept des dirigeants du MAS se sont réfugiés dans la résidence de l’ambassade du Mexique à La Paz, où ils sont retenus en raison de l’absence de sauf-conduit sûr pour quitter le pays.

Dans le même temps, la sphère publique a été presque entièrement conquise par les porte-parole – authentiques et arrivistes – de la «révolution des Pititas» [acronyme de Persona-Irresponsable-Titere/pantin-Incompetente-Traicionera-Asesina, voir la note 12], comme la presse a appelé les manifestations [durant 21 jours] qui ont précédé le renversement de Morales [12]. Même les intellectuels qui avaient été liés au gouvernement précédent et qui avaient prospéré sous celui-ci ont commencé à s’en prendre à Morales, qui devenait le «punching-ball» de tous ceux qui pouvaient enchaîner quelques phrases pour produire un article d’opinion. Les plus importants universitaires de gauche ont pris soin de ne pas s’opposer à ce climat d’opinion et ont acquiescé le gouvernement intérimaire d’Añez [13]. Ce gouvernement a joui dès le début d’une hégémonie sur les médias [14], qui commence seulement maintenant à devenir moins intense en raison de l’érosion rapide du pouvoir, tout en restant opposés au MAS.

Dans ce contexte, on aurait pu penser que le MAS avait ses jours comptés, que son avenir serait de devenir une formation politique secondaire, exclusivement rurale, bref… Pourtant, au début de l’année 2020, malgré les conditions défavorables que nous avons décrites, le MAS est apparu en tête des premiers sondages d’intentions de vote, avant même d’avoir des candidats. L’acronyme MAS a suscité une adhésion «dure», c’est-à-dire idéologique et sociologique, de portée massive. En janvier, 21% de l’électorat était prêt à voter pour lui, quels que soient ses candidats et son programme électoral [15]. En mars, avec ses candidats déjà choisis, 33% de la population le soutenait [16].

Les ouvriers, les secteurs plébéiens, les indigènes et les «cholos» qui n’avaient pas «capitulé» continuaient de voir dans le MAS – bien qu’il n’ait pas fait une autocritique importante de ses erreurs – la seule force capable de les représenter et de défendre l’étatisme, le nationalisme et l’égalitarisme racial que le retour au pouvoir des élites traditionnelles semblait avoir mis en danger. Mais cette force est également associée à une ère de prospérité et de stabilité politique inhabituelles (c’est notamment pour cette raison que l’initiative des «pititas» les plus radicaux d’utiliser l’accusation de fraude qui pèse sur les MAS pour mettre leur veto à leur participation aux élections n’a pas abouti). Malgré tout ce qui s’est passé, le MAS est resté au centre de la scène politique et les autres forces s’y opposent. Même la défaite historique qu’il a subie en novembre 2019 ne l’avait pas éloigné de son noyau «de base». Ce fut un exemple surprenant de résilience politique, qui a sans aucun doute exprimé, comme nous l’avons dit, des processus de classe et, simultanément, d’identification raciale.

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La réponse du MAS après sa chute

L’«evismo» (ou admiration et loyauté, pas toujours saine, envers Evo Morales), d’une part, et la possibilité d’obtenir une victoire électorale lors des prochaines élections, d’autre part, sont les deux forces qui ont conservé l’unité du MAS après le terrible «tremblement existentiel» que signifiait pour ce parti son éviction violente du gouvernement. Pour ceux qui supposent que leur chute n’est due qu’à l’action d’une force extérieure (la «conspiration de l’empire pour s’approprier le lithium bolivien» ou le «coup d’État policier et militaire»), l’unité des «Masistas» peut sembler une prémisse évidente, mais ce n’est pas le cas car, comme nous l’avons vu, la chute du gouvernement Morales a répondu à des causes à la fois internes et externes. De plus, le MAS n’a jamais été un parti idéologique, mais plutôt «unioniste». Une partie de son attrait a résidé dans sa capacité à rendre possible l’ascension sociale des éléments les plus éveillés et les plus ambitieux des syndicats et des classes moyennes plébéiennes. L’attente d’un retour rapide au pouvoir a donc influencé son comportement unitaire.

Morales a également joué un rôle fondamental à cet égard, devenant la seule référence pour les groupes qui, sans lui, chercheraient probablement à se concurrencer pour représenter le tiers ou plus de l’électorat qui penche aujourd’hui à gauche. Cela a toujours été le rôle de Morales. Si le MAS a réussi à réaliser l’un des désirs les plus chers des progressistes du XXe siècle, «l’unité de la gauche», il ne l’a pas fait sur la base prévue (hégémonie idéologique, front défensif, etc.), mais, à la manière bolivienne, autour d’une figure tutélaire [17]. Morales articule les trois principales ailes de son parti, qui sont toutes «evistas». Il parvient à les «garder dans la structure politique» tout en évitant l’émergence de concurrents dangereux pour son leadership charismatique.

Les trois principales factions du MAS, qui comprennent chacune de nombreux groupes plus petits, sont les suivantes:

 L’aile formée par les organisations d’ouvriers et de paysans du «Pacte d’unité». Celle-ci est dirigée, d’une part, par David Choquehuanca, ancien ministre des Affaires étrangères entre 2006 et 2018, actuel candidat à la vice-présidence et leader indigène de l’Altiplano, et d’autre part, par le jeune Andrónico Rodríguez, leader effectif des fédérations syndicales des producteurs de coca toujours présidées par Morales.

 Celle formée par les nombreux groupes de militants issus de la gauche traditionnelle. Dans cette aile les dirigeants radicaux et «national-staliniens» prédominent, bien que le candidat le plus modéré à la présidence, l’ancien ministre de l’Economie et militant socialiste Luis Arce, s’y trouve également.

 Celui formé par les intellectuels néo-marxistes, post-modernes, humanistes de gauche et démocrates progressistes qui ont rejoint le MAS à la veille et après son arrivée au pouvoir et qui, compte tenu de leur capital éducatif, ont joué un rôle important dans la gestion du gouvernement. Une minorité de ces éléments de classe moyenne ont des liens avec David Choquehuanca, tandis qu’une plus grande partie était liée à García Linera (ex-vice-président, dont le rôle futur est incertain).

L’aile indigène et syndicale a interprété l’éviction de Morales du pouvoir dans un sens purement racial. Ce sentiment s’est en partie retourné contre les militants de la classe moyenne du MAS, qui ont été considérés comme des opportunistes ayant profité du «gouvernement indien» pour se construire gloire et fortune. Dans le cadre de cette critique, la popularité de David Choquehuanca, qui était «au congélateur» depuis quelques années, a refait surface depuis que Morales l’a expulsé du ministère des Affaires étrangères pour avoir pris au sérieux la possibilité qui lui était attribuée de lui succéder à la présidence, juste au moment où le chef de l’État cherchait à obtenir le soutien inconditionnel de son parti pour sa troisième réélection. En fait, David Choquehuanca a joué un rôle important, en tant qu’articulateur de plusieurs ONG rurales, en favorisant le passage du jeune «frère Evo» du syndicalisme paysan à la politique nationale.

Lors de la fondation du MAS, David Choquehuanca était son principal organisateur dans la zone aymara du pays (les hautes terres qui comprennent La Paz et Oruro), tandis que Morales, malgré son origine aymara, dominait les vallées de Cochabamba, avec une prédominance du peuple quechua. David Choquehuanca est un indianiste culturel et donc modéré, mais il a tendance à accumuler la force politique de l’opposition entre les indigènes et la classe moyenne du MAS. Au sein du cabinet, il s’est affronté à García Linera de manière sourde. Selon sa vision à tonalité raciale de l’équilibre des pouvoirs au sein de son parti, il a accusé le vice-président de l’époque d’être coupable de tous les défauts du gouvernement, y compris de sa propre éviction du gouvernement, alors qu’il en a absous Morales, du moins en public.

Après avoir perdu le ministère des Affaires étrangères, les «Choquehuanquistas» ont été écartés du gouvernement et David Choquehuanca lui-même a été envoyé en «exil doré» au Venezuela en tant que secrétaire exécutif de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba). Après le renversement de Morales, le Pacte de l’unité a désigné Andronico Rodriguez [vice-président des fédérations cocaleras de la région de Cochabamba] et lui-même comme candidats à la présidence et à la vice-présidence, respectivement. Le parti a approuvé cette nomination, tout comme la liste des candidats décidée par le Pacte d’unité, qui montrait laquelle de ses ailes était la plus forte. Cependant, Morales s’est opposé à la formule et a imposé comme candidat à la présidence une figure de la classe moyenne proche de lui, Luis Arce, et a fait passer David Choquehuanca en deuxième position. Contrairement à Choquehuanca, Arce n’a pas de base sociale propre et, en cas de victoire, il dépendrait de Morales. De manière caractéristique, l’ancien ministre des Affaires étrangères a accepté la décision de Morales en public, mais s’est montré réticent en privé et l’a attribuée à une intrigue de García Linera. En tout cas, son respect, hypocrite ou non, a empêché un affrontement entre le Pacte d’unité et la direction du MAS exil à Buenos Aires . affrontement qui aurait été très dangereux pour Morales.

Cependant, les tensions entre «travailleurs» et «professionnels», entre «fondateurs» ruraux et «invités» urbains, entre «nationalistes» et «communistes» continuent d’exister et s’exprimeront sûrement plus ouvertement à l’avenir, que le plus grand nombre gagne ou perde les élections. Un exemple très éloquent de ces tensions a été la dénonciation par le sénateur du MAS Efraín Chambi contre «des acteurs d’extrême gauche, des communistes, comme Raúl García Linera [frère de l’ancien vice-président], qui s’est malheureusement consacré ces derniers temps à l’incitation et à l’utilisation de certaines personnes dans le pays, qui ne représentent pas le MAS… Il y a toujours eu des extrémistes de ce type, des communistes, dans le MAS. Tous ne le sont pas, certains au sein du parti communiste sont très sages, cohérents et responsables. Mais nous savons aussi qu’il y en a d’autres, comme la personne que j’ai mentionnée, et je le dénonce sans crainte, car cela porte beaucoup de tort à l’organisation politique.» [18]

Prouvant la flexibilité et la porosité du MAS, Efraín Chambi n’a pas été sanctionné pour avoir relaté dans la presse qu’un de ses camarades avait exercé la violence de la rue, cela dans un contexte où la répression n’était pas imaginaire.

Une autre figure politique issue des organisations sociales, la présidente de l’Assemblée législative, Eva Copa, a maintenu une ligne de revendication raciale et a mené les parlementaires «masistas»» avec une certaine indépendance par rapport à Arce, d’une part, et aux exilés, d’autre part. Il n’est pas nécessaire de la classer parmi les «choquehuanquistas». Peu après novembre, Eva Copa a conclu certains accords avec le gouvernement de Jeanine Añez qu’elle n’établissait pas en accord avec ses collègues de Bolivie et, dans certains cas, avec ceux de Buenos Aires. Elle a également critiqué publiquement des dirigeants de la classe moyenne, comme la sénatrice Adriana Salvatierra, malgré le fait qu’elle se trouvait dans une situation personnelle difficile. Aucune de ces conduites n’a été désavouée par Morales. Comme tant d’autres caudillos, il entretient des relations avec tous les groupes et individus qu’il peut utiliser pour réaliser ses projets. L’attitude d’Evo – et, d’autre part, le manque d’intérêt ou d’engagement du gouvernement pour parvenir à un débauchage – a empêché la désertion de la fraction parlementaire du MAS à l’Assemblée législative. Au plus fort de la répression, alors que cette désertion semblait imminente, les parlementaires ont repris l’initiative dans le parlement et ont entamé ce que certains observateurs ont considéré comme une contre-attaque du bloc national-populaire [19].

L’extrême tolérance et même le laisser-aller idéologique du MAS sont dus au fait que ce parti est profondément électoraliste. En même temps, ces caractéristiques déterminent qu’il reste comme tel : amorphe et pensant que la solution à tous ses problèmes – ou, mieux, que son seul problème – réside dans la victoire lors des prochaines élections. De toute évidence, cela l’a empêché de débattre systématiquement des causes de sa défaite politique, de tirer les leçons de ses erreurs, de s’améliorer… Si Evo Morales a reconnu, à contrecœur, qu’il avait commis une erreur en tentant d’être réélu pour la troisième fois [20], il a maintenant changé d’avis, profitant de la légère amélioration de sa situation en Bolivie due aux problèmes de gestion auxquels Jeanine Añez est confrontée, notamment ceux liés à la crise sanitaire. Il vient de dire, une fois de plus, qu’il n’a pas commis d’erreur en se présentant une nouvelle fois aux élections [21].

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Revenir au pouvoir, oui. Mais pour en faire quoi ?

Maintenant, si le MAS devait gagner, serait-il capable de prendre le contrôle du gouvernement? Dans l’histoire bolivienne, il y a une période qui présente des similitudes avec la période actuelle. Durant la seconde moitié des années 1940, le Movimiento Nacionalista Revolucionario (MNR), qui avait co-gouverné avec les militaires nationalistes entre 1943 et 1946, a également été confronté à la haine et à l’exécration des couches supérieures de la population. A tel point que Mamerto Urriolagoitia, le président sortant, n’a pas accepté la victoire de Paz Estenssoro aux élections de 1951 et, dans la mesure où il ne peut gouverner, il préfère remettre le pouvoir à une junte militaire. Cette manœuvre est entrée dans l’histoire sous le nom de «mamertazo».

Y a-t-il de la place pour un nouveau «mamertazo» dans l’histoire bolivienne? Aujourd’hui, bien sûr, la situation internationale est très différente. Néanmoins, des forces très puissantes pourraient résister, avec tous les moyens dont elles disposent, au retour du «cancer de la Bolivie», comme l’a écrit un chroniqueur. Parmi eux, une partie de l’armée [23].

Si l’argument d’Urriolagoitia pour ne pas reconnaître la victoire du MNR était que le pouvoir ne pouvait pas être remis aux «communistes», maintenant plusieurs cercles pourraient faire remarquer qu’il ne devrait pas tomber entre les mains des «narcoterroristes»; ou qu’il faudrait empêcher la montée d’un parti qui a essayé de tromper le pays par la fraude électorale, et qui aurait dû être disqualifié avant les élections. Evo Morales a mis en garde contre la possibilité d’une telle issue. «Ça peut arriver… c’est le plan b», a-t-il déclaré sur France 24 [24].

La partie la plus démocratique des élites boliviennes, cependant, verrait la réédition d’un «mamertazo» comme la répétition d’une erreur. Il faut se rappeler que, quelques mois seulement après l’action d’Urriolagoitia, la Révolution nationale a éclaté, et Paz Estenssoro est revenu de son exil argentin appuyé par la foule. Une question néanmoins plus intéressante, y compris ingénue, est la suivante : le retour immédiat au pouvoir convient-il au MAS? Nous pensons que, dans un tel cas, il n’aurait ni le temps ni l’espace politique pour se réformer, pour se remettre de ses blessures, pour établir une relation plus saine avec son «président Evo». En bref, il ne pourrait pas éviter de commettre les mêmes erreurs et de subir les mêmes difficultés qu’auparavant. Cependant, il est également vrai qu’étant actuellement un parti acculé par les services de sécurité de l’État, le fait de rester en dehors du gouvernement pourrait finir par le décimer et le diviser. Il ne fait aucun doute que quelque chose comme «l’avantage de perdre» n’est pas dans l’esprit de Morales, d’Arce et des dirigeants du MAS, et encore moins dans l’esprit des «Masistas» qui sont l’objet de procès, emprisonnés ou condamnés à l’exil.

Que feraient Luis Arce et David Choquehuanca s’ils devaient gouverner, et à quoi devraient-ils faire face dans la période 2020-2025? Quelques prévisions. Ils devront faire face à la résistance – du moins dans un premier temps – des agences de sécurité de l’État; à la campagne incessante menée contre eux par les élites économiques, sociales, universitaires et médiatiques; à la mobilisation constante de certains secteurs de la classe moyenne qui ne voudraient pas se retirer dans leurs quartiers d’hiver après avoir joui des miettes du pouvoir; à un Parlement divisé; à un Parlement plus agité et érodé par la bataille entre «revanchistes» et «conciliateurs»; et, surtout, aux conséquences de la pandémie et de l’une des pires crises économiques de l’histoire du pays.

Dans ce contexte, il ne fait aucun doute que Luis Arce aurait de la chance s’il parvenait à arrêter le processus de restauration que ses ennemis ont entamé et à administrer l’État du point de vue de ceux qui se trouvent au bas de l’échelle. Lui assigner un autre objectif serait irréaliste… Et s’il ne le faisait pas, cela compromettrait probablement encore plus les chances d’élaborer à l’avenir un projet de gauche de grande envergure. En tout cas, comme en témoignent les annales et les épopées, les généraux n’ont jamais prêté attention aux prophètes de malheur quand ils avaient déjà décidé d’aller au combat.

(Nueva Sociedad, n° 288, 2020; traduction rédaction A l’Encontre. Cet article originellement titré “Bolivie : la gauche peut-elle gagner ?” a été édité pour tenir compte du résultat des élections)

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[6] Por ejemplo, no se les permite comer en los mismos «casinos» donde lo hacen los oficiales. Ver Fernando Molina: «Patria o muerte. Venceremos. El orden castrense de Evo Morales» en Nueva Sociedad No 278, 11-12/2018, disponible en <www.nuso.org>.

[7] C’est-à-dire un anti-impérialisme stéréotypé, enclin à des théories de conspiration fantaisistes, peu attaché à la démocratie et avec une tendance à organiser des purges internes.

[8] R. Zavaleta: Obras completas I, Plural, La Paz, p. 112.

[9] Katiuska Vásquez: «El 70% cree que Evo se fue por revuelta y 62%, que hay fraude» en Los Tiempos, 23/12/2019.

[10] P. Stefanoni: «Las lecciones que nos deja Bolivia» en Nueva Sociedad, edición digital, 3/2020, disponible en <www.nuso.org>.

[11] P. Stefanoni: «Bolivia: anatomía de un derrocamiento» en El País, 21/1/2020.

[12] En allusion aux pitas ou cordes fines utilisées pour bloquer les rues afin d’éviter la nécessité de mobiliser de nombreux manifestants, une coutume des classes moyennes boliviennes qui a été ridiculisée par Morales dans l’un de ses derniers discours en tant que président du pays.

[13] Por ejemplo, v. Luis Tapia: «Crisis política en Bolivia: la coyuntura de disolución de la dominación masista. Fraude y resistencia democrática» en CIDES-UMSA, 19/11/2019.

[14] F. Molina: «Hegemonía instantánea: la prensa en la crisis boliviana» en Contrahegemonía.web, 3/12/2019

[15] Paula Lazarte: «Ciesmori perfila al candidato del MAS como ganador en encuesta» en Página Siete, 2/1/2020.

[16] «Arce aumenta ventaja y Mesa afianza el segundo lugar, según encuesta de Ciesmori» en Página Siete, 15/3/2020.

[17] Fernando Mayorga: Mandato y contingencia. Estilo de gobierno de Evo Morales, Fundación Friedrich Ebert, La Paz, 2019.

[18] M. Tedesqui: «Desde el mas apuntan a Raúl García Linera por violencia del jueves y Murillo les dice ‘dos caras’» en El Deber, 6/5/2020.

[19] F. Mayorga: «‘Elecciones ya’: ¿el mas recupera la iniciativa?» en Nueva Sociedad, edición digital, 6/2020, <www.nuso.org>.

[20] «Evo Morales: ‘Fue un error volver a presentarme’» en DW, 17/1/2020.

[21] Boris Miranda: «Evo Morales en entrevista con bbc Mundo: ‘Nosotros vamos a recuperar el gobierno’» en BBC Mundo, 24/6/2020.

[22] Francesco Zaratti: «El cáncer de Bolivia» en Página Siete, 16/11/2019.

[23] Ver Isabel Mercado: «El plan del mas es ‘sacar esta ley, maniatarnos y crear milicias’», entrevista al ministro de Defensa Fernando López en Página Siete, 29/6/2020.

[24] Natalio Cosoy: «Evo Morales cree que puede haber un ‘golpe’ si el mas gana las elecciones en Bolivia» en France 24, 17/3/2020.