Sterling Hayden, la vie en pointillés par Philippe Garnier
On retrouve beaucoup des obsessions de Philippe Garnier, le héros français du nouveau journalisme rock, dans ce “Sterling Hayden, l’irrégulier”, paru dernièrement chez La Rabbia, et dédié aux “professional irregulars”. Avec, comme d’habitude, un boulot d’enquête de bénédictin débuté dans les années 80 avec la célèbre interview de “Cinéma-cinémas” et les questions qu’elle a soulevé chez l’interviewer.
Partant de son questionnement sur le personnage, Garnier découpe la vie d’Hayden en quatre phases : le marin, l’espion de l’OSS fan de Tito, l’acteur de gauche flingué par ses déclarations devant la commission des activités anti-américaines du maccarthysme et l’écrivain de Wanderer et de Rêver, un superbe styliste (Garnier on le sait depuis longtemps, Hayden - pour qui ne l’a pas lu - c’est une belle baffe.)
Et Garnier de faire avancer tout de front, du premier au dernier jour d’Hayden, en révélant nombre d’anecdotes sur sa vie, ses passions, ses tourments car, Bigger Than Life, Hayden l’a été constamment, poursuivi au long de sa vie par une chance incroyable, dont il ne se jugeait pas digne : jeune capitaine de la marine à voile à l’heure du diesel, acteur en vogue qui refusait les mesquineries hollywoodiennes (ne se jugeant pas à la hauteur quand il était une star), espion de la Seconde Guerre mondiale convaincu par les idéaux de Tito, gauchiste coincé et obligé de se déballonner devant le McCarthysme et de dénoncer ses proches, écrivain aussi génial que laborieux, obligé d’accepter des panouilles dans les films pour terminer ses livres, vivant sur des bateaux, des péniches ou même un wagon de chemin de fer : en un mot, totalement rétif au rêve américain pour n’en pas être un rouage…
C’est tout cela et même plus qu’on découvre au fil des 320 pages que compte le livre qui remet l’œuvre de l’acteur en perspective, Garnier s’étant fadé l’œuvre avec boulimie et nous faisant découvrir des trucs sublimes ou étranges, avec des œuvres notoirement oubliées, comme Les Décimales du futur ou Valérie, loin du Johnny Guitar de Nicholas Ray ( qu’il détestait), des Quand la ville dort (Asphalt Jungle) de Huston, de l’Ultime Razzia ou Dr Folamour de Kubrick, Le Parrain de Coppola, Le Privé d’Altman ou Novecento de Bertolucci qui jalonnent sa filmographie et lui ont permis de subsister et de payer ses dettes ( il vivait à crédit) puis quand il a décidé de se réinventer plus écrivain qu’acteur… et qu’il a eu beaucoup de succès, Wanderer devenant un best-seller.
Irrégulier est le mot du journaliste qui montre comment Hayden passe de l’alcool à la fumette pour se stabiliser et durer dans la vie, offrant une trajectoire brisée, patiemment reconstituée, élément par élément, période par période - et laissant le myst!ère du personnage finalement intact; après l’avoir approché de toutes les manières possibles, de loin comme de près, avec des cadrages de plus en plus serrés ( c’est la construction du livre.)
Mais ce qui frappe dans le livre, c’est la réorientation du style de Garnier qui colle au sujet, sans vraiment jamais la ramener - et c’est une première - qu’il explique finement dans la longue interview accordée dernièrement à Gonzaï, disponible plus bas. C’est à la fois l’effet choc du livre et tout son bonheur, de tracer un portrait entier/en pied de Hayden, sans jamais s’immiscer dans le propos. C’est quand même bizarre que Garnier renie aujourd’hui les choses qui l’ont rendu célèbre et fait de lui le héros d’un certain nouveau journalisme à la française, à donner à une génération de lecteurs l’envie de découvrir le polar, le rock, le cinéma et de lire comme des forcenés des auteurs par ailleurs inconnus ou oubliés. S’il prépare sa disparition, c’est parfait, mais nous, lecteurs, on en redemande du journalisme flamboyant, des tirades hallucinées et des découvertes… Plus qu’une bio qui tient la route, c’est un instantané de journalisme méticuleux, une réussite qui en dit autant sur son auteur que son sujet : Garnier enfoiré !
Jean-Pierre Simard le 27/11/19
Philippe Garnier - Sterling Hayden l’irrégulier - éditions La Rabbia/distribution Rivages