2/2 Chaumont (photo) sur-Loire : trois visions du monde
L’exposition de Juan San Juan Rebollar est silence. Le photographe mexicain s’intéresse aux fleurs, à la flore dans ses efflorescences, au coeur des plantes exotiques. Ses tirages grand format noir et blanc et couleur, sont d’une prodigieuse beauté, attentive, ouverte, exposés aux regards dans ce don direct de la Nature, sans maniérisme aucun. On vit de très près le coeur de ces corolles pétrifiées par le gel, desséchées par la chaleur, dégénérescences sans qu’aucune idée préconçue et conceptuelle n’intervienne dans le don de ce qui est produit au regard, exposé. Un travail très attentif montre cette beauté graphique. Photographe de la surface et de l’instant, Juan San Juan Rebollar peint ce monde floral, avec cette sensualité descriptive directe pleine d’amour sensible, portraits de ces êtres vivants, végétaux qui s’épanouissent puis décroissent. Tout un mouvement interne du vivant se trouve donné dans une simplicité sincère. et descriptive.
Jeffrey Blondes a réalisé plusieurs films, dont le plus long dure 74 heures, ici ,de plus courts, 12 minutes, qui sont l’aboutissement d’une observation systématique, régulière de la Loire d’un même paysage, deux heures par mois pendant un an, six mois pour l’aube et six autres pour le crépuscule.
Il décrit cette intention comme suit: “Je veux transmettre une certaine sensation de temps…la lenteur que nous sentons quand nous nous asseyons dans l’herbe et prenons le temps de regarder le soleil se lever ou se coucher. Le temps de la nature.Dans tout mon travail, il y a ce besoin du ralenti ; prendre le temps de passer de l’acte . ‘regarder’ . la sensation de ‘voir’. Le but ici c’est d’arrêter l’observateur juste assez longtemps pour qu’il se rende compte que l’image n’est pas statique, que cela .voulue et que si on s’arrête pour un moment, on peut entrer dans un autre espace-temps qui n’est pas . la même échelle de nos vies quotidiennes où nous sommes saturés d’images sans fin… ce monde où on regarde beaucoup sans rien voir… J’offre l’inverse… J’invite les gens . regarder très peu pour qu’ils puissent enfin voir tous les détails.” Jeffrey Blondes
Jeffrey Blondes propose dans ses films et ses grands formats photographiques qui les accompagnent, un mouvement fixe qui se nourrit du mouvement de la lumière dans le cycle du jour et celui de l’eau en reflets d’un paysage façonné par la Loire, un paysage français bien connu pour ces mouvements essentiels de l’eau et du ciel dans ces lumières qui circulent de haut en bas et reviennent de bas en haut, cercles invisibles à l’immatérialité essentielle où celle ci, est devenue principe actif des films, sujet/objet de l’observation du peintre cinéaste, substance, matière rêvée autant qu’objet d’études, évoquant cette Renaissance italienne d’il y a cinq siècles en Leonardo da Vinci.
C’est un voyage immobile sur la Loire, un pur objet du voir, plastique et contemplatif, accompagné d’une réflexion profonde sur le temps, dans un parallèle entre l’écoulement de l’eau et celui du temps. les registres colorés de la lumière, étoffé de la gamme des couleurs que traversent les couchants et les aubes aux quatre saisons, sous la forme de bandes de films alignées minutieusement dans de très grands formats photographiques et dont la perception à quelques mètres ressemble à un échéancier de couleur. Le cinéaste en tout point est ici le peintre coloriste qui a relevé, mis en relations ces passages de la couleur aux différents temps du film, si bien qu’il livre ici un relevé de l’immatériel, dans les spectres et les gammes colorées, les températures de couleur qui, rapprochées, en donne toutes les valeurs.
Plus que cela encore, ce travail inclut cet Ouroboros difficile à approcher en photographie, une figure du cercle de l’éternel retour dans sa beauté magique parce qu’elle ramène le spectateur, cet autre soi, au plan du cercle et du cycle, donnant en échange un point de vue sur une période d’une année, dans une concentration d’éléments universels
Un regard pensif s’éprend des reflets du soleil sur la Loire, dans un traitement assez plastique pour en faire naître une instantanéité picturale. Celui ci, azuréen, plonge au coeur de la matière, et navigue aux points où ses effets optiques en font tout autre chose. Les tirages légèrement contrastés accusent le roulis de ce regard ailé et accompagnent comme une main de tailleur ce mouvement de transformation qui glisse sur la surface de métal, le brosse, le tire, le plonge vers une sorte de transmutation. La Loire devient étuve, forge, on y entend se froisser discrètement ce bonheur des matières qui glissent et se résorbent au regard. Un double effet interroge cette poétique profonde des alliages dans une dimension où l’imagination créatrice opère ses transformations en profondeur de l’intimité rêvée du photographe. Manolo est happé par ces mouvements de l’eau en ces remous de vague immobile et par ce chant de l’invisible, un regard glisse sur l’eau en fusion, y relève cet effet peau de sardine, cet aluminium cher au photographe parce qu’il sature les gris et polarise les blancs dans une séduction des sels d’argents insolés, tirant du medium un effet de polarisation si photographique – ces noirs légèrement sépia -, où se dédouble et se couche simultanément l’ effet d’image, comme un corps transparent à son âme.
C’est dire que le regard emporte au delà du visible et en son centre (un regard circulaire?) la profondeur de la matière, vécue ici comme une épouse de la lumière et et de l’eau mouvante, vivante, puissante, de l’onde plus poétique qui offre sa mutante chaleur à la percée du regard. Un effet peau de sardine, effet de soies, disent alors ces transmutations, l’eau est devenue animale au delà de ce premier magma du à l’or des soleils somptueux, se divinise en quelques sortes. Tout cela est possible parce que Manolo se rêve en ce processus de traversée de la matière en fusion et assiste dynamiquement dans ses possibilités créatives cette genèse enchantée, vastes amours entre le ciel, l’eau, la lumière, dynamiques des fusions où tout un art poétique s’établit inconsciemment pour offrir au photographe ces noces élémentaires. Là s’éprouve l’indicible hiérogamos, ce mariage entre la Nature et le regard de Manolo Chrétien, accomplissant les joies d’un ciel inversé, champagne solaire d’une Loire nerveuse, toute versée au destin de ces mutations profondes.
Régis Durand écrit dans Le Regard pensif : ” L’aura d’une oeuvre, c’est cette distance (spatiale et temporelle) qui donne à l’oeuvre son caractère “sacré”… Or l'aura d’un objet c’est aussi l’ensemble des images qui, surgies de la mémoire involontaire tendent à se grouper autour de lui. C’est ce qui assure la circulation des regards, de l’observateur à la chose, de la chose à l’observateur: ” Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux”. Nous sommes toujours dans le droit fil d’une psychologie de la jouissance artistique, celle-là même que Worringer appelait “la jouissance objectivée de soi.”
Une lecture optique linéaire sautillante, métaphorique se conjugue à une lecture haptique, ce toucher du regard dans sa dimension corporelle et organique se lie à cet autre touché, parfois s’éprend de telle partie de l’image et s’y enfonce, tandis que cette lecture optique précipite vitesse, intellect, légèreté, dans une jouissance de langage et de corps. Alors nul doute que la Loire, ce fleuve indomptable et sauvage ne rêve lui aussi de se voir plus fluent dans les grandes photographies de Manolo Chrétien et de rire de ces tendresses profondes que l’œil et la main du photographe ont su faire jouer dans cette part indivise pour offrir au dieu fluvial, la présence de ces contes, de ces transmutations orphiques.
Interview de Manolo Chrétien parties 1 & 2 :
Ce tour de Chaumont-photo sur Loire serait incomplet sans évoquer le travail d’Henry Roy, auteur et photographe, où une voix décrit par un long texte habité, réflexif, toute l’intimité de ses présences aux jours passés en résidence dans le château et le parc, aux quatre saisons. S’en suit un portrait animiste d’un château, ses dépendances et son parc, publié dans un beau format sur papier grège dans un grammage qui densifie le texte aérien, presque pulmonaire, ce recueil à la déambulation intérieure descriptive, interrogative. Henry Roy relève par l’écriture la source même de ses photographies venues en renfort pour rendre au visible la prégnance poétique de cette voix intérieure, tout au dé-paysement de sa situation bi-culturelle. La lecture animiste du château, de ses dépendances et de ses alentours, fait surgir à la butée de son regard , le Haîti lointain et proche, formations perceptives, dé-ambulation enchantée, retour aux sources de cette voix intérieure qui s’est éprise de Chaumont, et qui traverse le temps. Henry Roy s’est accordé le ” luxe ultime” de ne se fier qu’au “radar de son intuition pendant toute la durée de ce voyage intérieur. ” et pour ce faire, il “se livre aux rituels d’un culte inventé, à un cérémonial, un acte psycho-magique, comme une force d’incarnation adressée aux forces de guérison de notre planète dévastée.” écrit-il.
Le château et son parc deviennent alors un sanctuaire , un point central à travers le temps. La résidence dans son apport au texte commence en hiver, un 22 Novembre 2018 et se clôt le 10 Septembre 2019. Le photographe écrivain parcourt le temps sur les ailes des mots et sur l’écheveau de sa photographie. Il relève ainsi le fondement de ce qui fait voies et voix, parcourant les soleils de percale, s’adressant aux nuages,” aux merveilleux nuages”, écoutant le bruissement intérieur de la terre, l’hiver, le printemps vert dans le concert des oiseaux et des fleurs aux insectes virevoltants, aux joies joviennes et sonores des jardins parés d’enfants, la lente plainte de la terre assoiffée, puis le retour mélancolique des brumes apaisantes de l’automne.
Les quatre éléments sont aux sources de cette rêverie poétique tout en délicatesse des rêves qui traversent les mots et qui font la langue fleurie, délicate, précise, broderies, souffles, le langage est ici le vecteur de l’énonciation, première instance active au propos afin de saisir le voir et son objet par une photographie qui s’émerveille, éveille la lumière, corolle solaire d’une fleur aux roses de ses pétales, arbre pluri centenaires qui lance ses bras au devant des brumes automnales, feu de la lumière projetée sur un mur de pierre, dansante, flamme intérieure des vitraux qui colorent et qui chauffent la pierre tendre, explosion des verts qui ont mangé la cabane comme une forêt luxuriante, retour d’Haïti, palmes qui se consument sous la lumière rouge de la nuit bleue estivale, banc de sable où rit l’onde azuréenne , nervures vertes des feuilles évoquant cette forêt primaire, parcourue de rivières, comme vue du ciel et de très haut….
La photographie ramène Henri Roy au souvenir de son île, à lui, dans le sommeil perdu du texte où se lit cette présence occultée du souvenir; cela sonne très juste comme une promesse à l’insatisfaction dérangeante, Parfois il note qu’il “passe et repasse, suivant ma ronde obstinée, toujours aux mêmes endroits. Cette besogneuse répétition n’a décidément rien de monotone. Elle manifeste une insatisfaction chronique, doublée de l’espoir inébranlable d’être surpris, enthousiasmé. Jamais un lieu ne respecte tout à fait le souvenir que l’on en garde. La stabilité des êtres et des choses n’est qu’apparence trompeuse. Et il me plait de naviguer aveugle sur l’océan du perpétuel changement.”
Il faut lire ce beau texte, compagne de cette photographie, la voix d’Henri Roy y fait moisson de sensations dans l’éligible attention qui fut la sienne, comme l’écrit Aimé Césaire dans Nouvelle bonté :” Il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube.” Ce qui fait résolution de l’écrivain engagé en lui même par l’écriture, cette lente approche de soi même plus lucide qu’il n’y parait et sans complaisance; il est question d’approcher par couches, les traces de ses pérégrinations, ce qui fait oeuvre et sens, au delà des apparences comme il faut savoir naviguer aveugle c’est à dire voyant sur l’océan du perpétuel changement.
Reste à parler de Madame Chantal Colleu-Dumond dans la portée de ce festival. Ambassadrice complice des artistes et des oeuvres, Chantal Colleu-Dumond sait assembler les artistes et rassembler les oeuvres dans une direction artistique riche et profonde, avec cet esprit électif moralement, eu égard à l’importance artistique des propos exposés. Ne s’est-elle pas montrée exemplaire dans l’échappée et le montage du voyage de Juliette Agnel au Soudan, alors en proie aux troubles, utilisant tous les rouages de la diplomatie pour que ce travail puisse exister. Chantal Colleu-Dumond fait oeuvre également dans cette cordialité qui touche et qui porte le festival depuis trois ans.
Pascal Therme, le 29 Novembre 2019
2/2 CHAUMONT-PHOTO- SUR LOIRE 2019 -> 28/02/20