L'uchronie Inca réussie de Laurent Binet

Une uchronie rusée pour jouer avec l’Histoire politique, religieuse et sociale issue de la Renaissance européenne : et si les Incas avaient débarqué en Espagne en 1530 ? Une belle réussite.

Neuf ans après « HHhH », quatre ans après « La septième fonction du langage »Laurent Binet nous revenait en ce mois d’août 2019 avec un nouveau roman, « Civilizations », toujours chez Grasset. J’avais beaucoup aimé le travail réalisé autour de la figure sombre de Reinhard Heydrich dans le premier, même si j’avais regretté qu’un je ne sais quoi, difficile à définir ait empêché, pour moi, ce très bon roman de devenir un grand roman, et j’avais laissé de côté, peut-être encore trop imprégné du puissant charme de « La préparation du roman » de Roland Barthes, le deuxième, impasse qu’il s’agira désormais de corriger dès que possible.

J’abordais donc ce roman-ci avec une réelle bienveillance, mais aussi avec une certaine méfiance, car la lectrice ou le lecteur d’uchronies – car « Civilizations » était bien d’emblée présentée comme telle – conçues au sein du genre science-fictif redoute, trop souvent à juste titre, hélas, le relatif manque d’ambition ou l’inégale qualité d’exécution d’ouvrages qui peuvent se trouver de facto comparés à des chefs-d’œuvre tels que « Autant en emporte le temps » (Ward Moore, 1955), « Le maître du Haut Château » (Philip K. Dick, 1962), l’étonnant « Rêves de gloire » (Roland C. Wagner, 2011) ou, surtout, le fabuleux « Les années du riz et du sel » (Kim Stanley Robinson, 2002), que l’on aimerait tant voir réédité en français.

Pour nous qui les contemplons longtemps après que l’histoire du monde a rendu son verdict, les augures semblent toujours d’une clarté implacable. Mais la vérité du présent, quoique plus brûlante, plus bruyante et pour tout dire plus vivante, s’offre bien souvent dans une forme plus confuse que celle du passé, ou parfois même de l’avenir.

Mis sous pression par la participation de Laurent Binet, en tant que préfacier, à une table-ronde organisée chez Ground Control autour de l’ « Atlas des utopies », table-ronde que je devais animer, j’ai dû la semaine dernière surmonter cette appréhension. Et bien m’en a pris : à l’image du « Complot contre l’Amérique » (Philip Roth, 2004), et bien qu’utilisant des moyens techniques, narratifs et politiques fort différents, « Civilizations » est une véritable réussite littéraire et uchronique.

C’était la fête solennelle du Soleil et Huayma Capac, onzième Sapa Inca de l’Empire des Quatre Quartiers, pouvait être satisfait. Des contrées sauvages de l’Araucanie aux altitudes de Quito, dont il avait fait sa résidence favorite (à défaut de sa capitale, car le coeur de l’empire était et devait rester à Cuzco), il avait étiré son règne aussi loin qu’il était possible (croyait-il), arrêté seulement par les cordes épaisses de la forêt et par le coton dans le ciel. Les fressures des lamas éventrés palpitaient encore et les poumons arrachés se gonflaient d’air quand les prêtres soufflaient dans les trachées. Or donc, les carcasses des bêtes sacrifiées grillaient à la broche en vue du banquet et l’on s’apprêtait à trinquer selon l’ordre protocolaire, quand surgit dans le ciel un condor poursuivi par une escouade de petits rapaces – busards, harpies, faucons – qui le harcelaient sans relâche. Et le condor à bout de forces, ployant sous les coups de bec et les agaceries de ses chasseurs, se laissa choir sur la grand-place au beau milieu de la cérémonie, provoquant vive impression dans l’assistance. Huayma Capac se leva de son trône et ordonna qu’on aille l’examiner. Aussitôt on vit qu’il était malade et non pas seulement à l’agonie en raison des blessures que lui avaient infligées ses poursuivants, mais galeux, déplumé sur le corps et couvert de pustules.
L’Inca et les siens considérèrent cet événement comme un bon présage : les devins appelés pour la circonstance y virent l’augure de la conquête d’un grand empire situé dans des contrées lointaines. Aussi Huayna Capac, sitôt achevée la fête du Soleil qui devait durer neuf jours, reprit-il la tête de son armée pour aller plus au nord, à la recherche de nouveaux territoires à conquérir.
Il dépassa Tumipampa, il dépassa Quito et il assujettit quelques nouvelles tribus à Tahuantinsuyu, l’Empire des Quatre Quartiers.
Mais un jour qu’il allait sur un chemin avec sa suite, on raconte qu’il croisa un voyageur solitaire qui avait les cheveux rouges, à qui il demanda hautement de s’effacer pour lui céder le passage. On dit que son ton déplut au voyageur qui refusa, ignorant l’identité de son interlocuteur. La discussion s’envenima, l’homme aux cheveux rouges le frappa à la tête avec son bâton, et l’empereur s’écroula, mortellement blessé. Son fils aîné Ninan Cuyochi, en voulant lui venir en aide, fut tué de la même façon. On prétend que le voyageur aux cheveux rouges était un fils que l’Inca avait eu jadis avec une prêtresse de Pachacamac, mais personne n’entendit plus jamais parler de lui.
Alors l’Empire échut à un autre de ses fils nommé Huascar. Toutefois, avant de mourir, Huayna Capac avait formulé ce vœu : que Huascar lui succédât sur le trône de Cuzco, mais qu’il laissât gouverner les provinces du Nord par son demi-frère Atahualpa, le fils qu’il avait eu d’une princesse de Quito et pour lequel il avait toujours témoigné la plus grande affection.

Par la grâce de vikings plus audacieux encore que ceux de « La tunique de glace » de William T. Vollmann dans leurs voyages vers le sud, par la mauvaise fortune d’un Christophe Colomb plus maladroit et malchanceux encore que dans son histoire officielle (les fragments de son journal de bord qui constituent la brève deuxième partie du roman sont un vrai morceau de bravoure de sarcasme discret et d’ironie anthropologique), l’empire inca de 1531-1532 n’est ainsi pas tout à fait celui que nous connaissons. Nanti, par les flux de cette Histoire légèrement parallèle, de quelques précieuses inventions dont il ne disposait pas à notre connaissance, c’est donc dans des conditions un peu particulières (mais n’ayant rien d’outrancier) que les quelques centaines de fuyards d’une guerre civile fratricide, menée le long de la cordillère des Andes et jusqu’aux îles antillaises, débarquent un beau matin à Lisbonne. Je laisserai à la lectrice ou au lecteur la joie de découvrir la nouvelle Histoire qui s’ensuit, mais sachez que la rigueur déployée par Laurent Binet dans la retranscription historique, politique et religieuse de notre Europe, avant qu’elle ne soit ainsi modifiée, a tout pour impressionner, tandis que le destin différent, de ce fait, de quelques personnages historiques majeurs devient rapidement particulièrement réjouissant, l’auteur n’hésitant pas à instiller certaines belles ironies dans son cheminement uchronique.

L’Allemagne, l’Angleterre, la Savoie, la Flandre, peu lui importait. L’Andalousie lui importait. La Castille. L’Espagne. L’Andalousie était sa terre, maintenant, et il mourrait pour elle, s’il le fallait, mais ce ne serait pas aujourd’hui.
Les cales des navires regorgeaient de trois choses : de l’or, de l’argent, du salpêtre.
Avec le salpêtre, Quizquiz nourrit les canons des remparts et dispersa les assiégeants. Il ne s’agissait nullement de venir à bout de l’armée espagnole, mais simplement de faire passer un message : la situation a changé. Votre monde ne sera plus jamais le même. Vous êtes le Cinquième Quartier.
Avec l’or et l’argent, on pouvait acheter des hommes. La nouvelle des cales remplies d’or se répandit et les mercenaires accoururent. Nombreux furent ceux qui désertèrent l’armée espagnole pour rejoindre la troupe de l’Inca.
Atahualpa proclama que les conversos, juifs, morisques, luthériens, érasmiens, sodomites, sorcières, étaient désormais sous sa protection.
Chaque jour, des centaines de renforts grossissaient sa troupe et rendaient sa proclamation plus tangible.

Jacob Fugger, par Albrecht Dürer, vers 1519

Résonance intéressante aussi, pour cette véritable épopée historique, aux airs alertes de roman d’aventures (la présence de Cervantès, lui aussi différent, dans la dernière partie du roman, le souligne), qui navigue aussi bien sur les eaux religieuses agitées utilisées pour leur construction hautement métaphorique par les Wu Ming de « L’Œil de Carafa » (1999) que dans les recoins les moins aimables de l’empire de Charles Quint, nous rappelant ainsi le « Terra nostra » (1975) de Carlos Fuentes, que l’encadrement par les deux échos d’Éric Vuillard, son « Conquistadors » de 2009 et son « La guerre des pauvres » de 2019. Car à la différence de trop d’uchronies, Laurent Binet ne se contente aucunement de s’amuser (ce qui n’empêche évidemment pas le récit d’être souvent fort drôle) avec la fameuse question « What if ? » des histoires alternatives, mais entreprend, tout au long de cette plongée dans une autre Renaissance, un questionnement spéculatif intense sur la manière dont le pouvoir et la religion organisent la société, perpétuent ou non l’injustice, et sous quelles formes, sur la manière dont les enjeux géopolitiques, à une époque donnée, modèlent aussi la perception qu’une société peut avoir d’elle-même, et enfin sur la manière dont les mouvements migratoires constituent un facteur historique décisif dans l’évolution des sociétés. Et c’est ainsi que cette uchronie enlevée devient aussi une authentique utopie ambiguë, pour reprendre l’expression de la grande Ursula K. Le Guin à propos de ses propres « Dépossédés ».

NB : certaines commentatrices ou commentateurs ont aussi évoqué à propos de ce roman le jeu « Civilization » de Sid Meier. En dehors du clin d’œil évident permis par l’usage du « z » en français, et par l’usage emblématique des Incas, le rapport me semble très indirect, la période de temps relativement courte travaillée par Laurent Binet (une soixantaine d’années au total) étant fort éloignée des accumulations de siècles que propose en général le jeu né en 1991, et les avancées et sauts technologiques qui en sont l’une des clés (entraînant à terme ces situations cocasses dans lesquelles une armée blindée de type 1944 débarque au milieu d’un peuple équipé façon Grand Siècle) ne jouent vraiment un rôle ici qu’à l’origine (multiple) du point d’inflexion uchronique (avec les apports des vikings).

Laurent Binet

Laurent Binet - Civilizations - éditions Grasset,
Charybde 2 le 28/11/19

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