De l'immersion en communauté à l'écologie des relations par Philippe Descola, ethnologue.

“Une écologie des relations”, cinquante pages pour saisir le travail anthropologique, en général, et la constitution d’une nouvelle anthropologie de la nature par Philippe Descola ces quarante dernières années, en particulier. Lumineux.

Publié en septembre 2019, « Une écologie des relations » de Philippe Descola constitue une illustration parfaite de la vocation et de la qualité de la collection Les grandes voix de la recherche de CNRS Éditions. En confiant à des Médailles d’or du CNRS (la plus prestigieuse récompense scientifique française, qui couronne le plus souvent « l’ensemble d’une œuvre ») le soin de parler de leur parcours de recherche spécifique d’une manière à la fois la plus accessible possible et la moins complaisante qu’il soit vis-à-vis des approximations vulgarisatrices, cette collection nous offre en effet une rare et puissante entrée dans le vif de sujets parfois réputés particulièrement ardus, sans exiger de nous des connaissances préalables exagérément pointues.

Ethnographe, ethnologue, anthropologue

Qu’est-ce qu’un anthropologue ? Un anthropologue, c’est d’abord un ethnographe, c’est-à-dire quelqu’un qui va s’immerger dans une communauté, que celle-ci se trouve très loin ou tout près de chez lui. Il vit parmi elle durant plusieurs mois, parfois jusqu’à deux ou trois ans, afin de comprendre de l’intérieur les habitudes, les usages, les façons de faire, de penser, de cette communauté. Il doit apprendre la langue si elle est différente de la sienne. Il doit apprendre à se plier à certaines coutumes, à des façons de vivre avec lesquelles il n’est parfois pas du tout familier. Au terme de cette immersion, qu’en général il réalise au début de sa carrière même si les enquêtes ethnographiques peuvent se poursuivre tout au long de sa vie, l’ethnographe écrit une thèse, parfois un livre, une monographie, qui décrit son expérience et la transforme en instrument scientifique. C’est à travers la subjectivité de l’ethnographe que passe l’intelligence et la compréhension de la communauté au sein de laquelle il s’est immergé.
Mais un anthropologue, c’est aussi un ethnologue, c’est-à-dire un spécialiste d’une aire culturelle – l’Amazonie, l’Afrique de l’Ouest, la France des banlieues – ou d’un certain type de problèmes – l’action rituelle ou le rapport à la nation -, ou bien des deux. En lisant beaucoup sur ses domaines d’élection, il finit par acquérir une expertise qui dépasse l’expérience directe qu’il a acquise comme ethnographe d’un collectif particulier.

Un anthropologue, c’est aussi un anthropologue, c’est-à-dire quelqu’un qui réfléchit aux propriétés formelles de la vie sociale. Qui essaie d’en faire une théorie, ou de développer des théories existantes, de façon à apporter une lumière sur les traits caractéristiques de la vie en société et leurs variations dans la diversité des formes où elles se présentent autour du monde.

L’anthropologie est donc constituée de ces trois formes de connaissance. je voudrais apporter un éclairage sur ces trois activités scientifiques sensiblement différentes, que l’on mène en général successivement, en revenant à mon expérience personnelle.

Indiens Jivaros Achuar

Après ce rappel liminaire et nécessaire, particulièrement clair, sur la nature même du travail anthropologique, Philippe Descola nous entraîne donc, en 50 pages, sur les chemins de son propre parcours, depuis sa recherche ethnographique de 1984-1986 chez les Jivaros Achuar, aux confins du Pérou et de l’Équateur, pour nourrir sa thèse de doctorat sous la direction de Claude Lévi-Strauss, jusqu’à sa découverte des paradoxes du lien culturel à la nature en Amazonie (avec le concept du jardin), conduisant à intituler sa première publication « La nature domestique » (1986), puis à développer un puissant comparatisme qui devait aboutir au bout de quelques années à la formulation du quadrilatère ontologique animisme / totémisme / naturalisme / analogisme en matière de relations au monde (« Par-delà nature et culture », 2005), ainsi qu’à bien d’autres thèmes de recherche se rapportant à la chaire Anthropologie de la nature qu’il animera au Collège de France entre 2000 et 2019, thèmes dont on trouvera une approche plus détaillée et hautement captivante dans les entretiens avec Pierre Charbonnier rassemblés dans « La composition des mondes » (2014).

Cette découverte venait modifier complètement le cours de mes recherches. Elle témoignait du fait que les Achuar n’étaient pas, comme je l’avais conçu au départ, avec beaucoup d’autres, une société parachutée dans un environnement auquel elle devait s’adapter. Ils formaient plutôt un collectif d’humains entretenant des rapports avec des collectifs non humains perçus comme étant de même nature qu’eux-mêmes. Cela ne veut pas dire pour autant que les plantes et les animaux étaient protégés. Les personnes non humaines étaient chassées (animaux) ou mangées (plantes), mais on les considérait comme étant ontologiquement semblables aux humains.

Un texte précieux, vivant et alerte, qui donne autant envie de se plonger plus profondément dans les travaux de Philippe Descola que d’aborder les nombreuses autres publications de la collection Les grandes voix de la recherche.

Philippe Descola - Studio 81

Philippe Descola - Une écologie des relations - éditions du CNRS,
Charybde2 le 12/02/2020
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