Le scalpel mal affûté de l'idéologie actuelle avec la "Cosmétique du chaos"
Ultra-moderne solitude des injonctions socio-économiques poussées à l’extrême, ou poétique cruelle et belle de la chirurgie esthétique obligatoire.
Sur la surface du miroir, ton visage se trouble en risées capricieuses. Aucune blessure n’a dévasté ta face, aucun mal n’a corrompu tes chairs, tu es simplement là, à peine remise d’une opération de chirurgie esthétique tout à fait anodine, à contempler quelque chose d’aberrant, quelque chose de mouvant et d’instable dans laquelle tu ne te reconnais absolument pas. Telle une antique photographie papier marinant dans une solution de bromure mal dosée, tes traits restent irrémédiablement flous et tremblotants. Ils dessinent avec peine une gueule cassée de la Grande Guerre, amas de boursouflures cicatrisant gastéropode autour d’un trou noirâtre impossible à cautériser. Ton cerveau est encore brouillé te rassures-tu, par les effluves de ton anesthésie, ton foie s’est un peu détraqué sous l’effet des substances chimiques : ça passera, oui, ça passera.
La personne à qui s’adresse l’ouvrage, à la deuxième personne, vient de subir (car ici, en l’espèce, il n’y a pas d’autre mot) une opération de chirurgie esthétique, réputée anodine. Une opération qu’elle n’avait absolument pas souhaitée, mais qui est désormais obligatoire dans le cadre du plan personnalisé de retour à l’emploi conçu pour elle par l’administration de la réinsertion professionnelle sur le marché (qui s’appelle ici aussi Pôle Emploi). Contrairement à tout ce qui était – semble-t-il – prévu, le retour à son quotidien « normal » de future ex-chômeuse ne coule pas de source, et divers chocs éventuellement feutrés mais néanmoins fortement traumatiques se mettent à grouiller autour de son esprit obsédé par son visage, non reconnaissable, et par ceux des autres, atrocement déformés à présent.
Tu caches ta gêne à l’infirmière. Elle t’explique que quelques jours seront nécessaires pour que les modifications souhaitées soient définitives. De profil, le nez peut encore remonter, il descendra peu après, le temps que l’œdème se résorbe. Ils est possible également qu’un petit érythème disgracieux apparaisse. Il ne faut pas que tu t’inquiètes. Il pourra facilement être retouché au laser. Dans deux semaines tout au plus, ton visage se conformera parfaitement à ce qui était prévu. Elle conclut son propos en te félicitant de ta splendeur. Son éloquence ne te convainc guère. Tu demeures embourbée dans la vision de ta face saccagée hantant le verre réfléchissant. Dans un geste de commisération convenu, l’infirmière te prend par la main et te guide vers la sortie. Son contact augmente ton trouble mais tu ne dis rien. Tu quittes, hagarde, la clinique Cesari et ses allures de palais royal, embarques dans un taxi. Alors que tu t’installes, tu aperçois ton reflet dans la vitre ; tu l’évites aussitôt, tentes de te concentrer sur le paysage extérieur pour atténuer ton angoisse. Au milieu du lent défilé des buildings, dressés au garde-à-vous comme autant de généraux, tu ressasses la conviction que ta tête s’est étrangement alourdie, qu’on lui a ajouté de la matière au lieu d’en avoir ôté, apposition d’une greffe vivante, un animal, un chat, ou une tumeur, quelque chose qui enfle, se ramifie, chiendent aux radicules jaillissant de toutes parts, étamines en jouvence se pétrifiant peu à peu en densités morbides. Tu règles ta course d’un billet de vingt sans attendre la monnaie.
Publiée chez Actes Sud en février 2020, cette fable poétique agressive, dystopie tout entière située dans l’esprit d’une protagoniste torturée par des injonctions sociales à prendre désormais stricto sensu, ne surprendra peut-être pas totalement, si ce n’est par son écriture, remarquablement achevée, celles et ceux qui ont suivi les explorations précédentes réalisées par Espedite. Que ce soit à propos de la longue traîne du fascisme et du nazisme en Amérique du Sud (« Palabres », 2011), de l’ennui radical qui décime une part non négligeable du contemporain (« Les aliénés », 2015) ou des maux d’une société toujours davantage carcérale dans ses formes obliques (« Se trahir », 2017), l’auteur toujours aussi protéiforme sait appuyer là où il y a un mal qui rampe, et s’empare ainsi avec fougue ici d’une réalité omniprésente, celle de la correction de la matière et du temps par la chirurgie non plus directement réparatrice, mais bien améliorante, pour nous offrir une incision de 90 pages dans l’hallucination collective de l’employabilité à tout prix, fort notamment.
La caméra de reconnaissance faciale de l’entrée de ton immeuble est momentanément désactivée. Tu dois composer ton code personnel pour y pénétrer. Tandis que tu ouvres la porte, tu te souviens avec effroi que le hall est tapissé d’une immense glace murale, t’interdisant ainsi le confort de l’invisibilité. Tu le franchis en déroute, comme s’il s’agissait d’un champ de bataille pilonné aveuglément par l’artillerie lourde du siècle dernier. Tu entends le bruit de la mitraille crépitant alentour, postillonnée sur les tronches des simples soldats dépassant des tranchées, casque limité à la surface du crâne mais visages nus, ces visages tout juste fièrement arborés sur les papiers d’état-civil grâce à l’invention conjointe de la photographie et de la Carte nationale d’identité, ces visages magnifiés en peinture dans les bonnes familles comme symboles de leur prestance bourgeoise et devenus populaires dans son grain noir et blanc bon marché, ces visages qu’on a livrés en pâture aux projectiles arasants de l’ennemi quand les maréchaux sifflent l’assaut, maréchaux qui se sont fait tirer le portrait après la victoire, avec monuments à leur propre gloire et gros plan sur leur regard, cinéma, c’est moi la star, en oubliant tous ceux qui n’étaient même pas morts, tous ces défigurés, bêtes de foire abandonnées dans le civil, avec obligation d’afficher leur tête monstrueuse sur leur carte d’invalidité. Tu te cloîtres dans l’ascenseur puis déboules dans l’appartement. Ton chat est là. Avec un air bovin, il chaloupe entre les lignes de ses trajectoires régulières sans faire attention à toi. Tu le trouves épais, beaucoup plus gros que d’habitude, des poils par millions, certains voletant autour de lui en une énorme crinière. Il te fait un peu peur. Tu le chasses d’une pichenette. Il déguerpit sur-le-champ. Ce geste ne t’apaise qu’à moitié. Tu réfléchis un instant, perdue au milieu de l’espace perclus de sifflements métalliques et de poussières en suspens, puis vises les miroirs disposés çà et là dans le salon. Tu les décroches un à un en évitant de les regarder. Ne pouvant ôter celui de la salle d’eau – car il est fixé sur le mur -, tu le recouvres d’un tissu. Le silence et la pesanteur reprennent peu à peu leurs droits.
Face à la pointe avancée d’un marché mondial se comptant en centaines de milliards, celui du paraître et de la beauté normée, qui, loin du plaisir, est devenu nécessité professionnelle (controversée et soumise à hypocrisie, aussi) dans une très large part du cinéma, de la télévision, du journalisme, de la politique, et pour tout dire, du spectacle, Espedite a su à la fois en dérouler, sous une forme artistement ramassée, la logique implacable (en une veine spéculative qui évoquerait, sur un tout autre terrain dystopique, celle de l’excellent « À l’aide ou le rapport W » (2013) d’Emmanuelle Heidsieck, mais aussi, peut-être, celle du redoutable « La transparence selon Irina » (2019) de Benjamin Fogel), et en extraire le choc brûlant de l’intime et du social, en un parcours halluciné dont la violence est à peine enrobée par les belles paroles de confort et les amortisseurs de moins en moins cotonneux de l’injonction d’efficacité tous azimuts, associée tout naturellement désormais à celle de sécurité. Et c’est ainsi que le diable peut se nicher, largement à notre insu, dans les plis à effacer de notre peau, dans l’angle de nos mentons et dans le vide effrayé de nos yeux, et qu’Espedite le traque et le dévoile.
Après un temps intervalle, tu es appelée à te rendre au bureau 17, bâtiment 2. À l’orée d’un box exigu matérialisé par trois panneaux en plastique, tu devines une voix qui te fait signe. Tu tâches de t’asseoir sur une des deux chaises. Elles sont pratiquement collées l’une à l’autre. Tu dois faire un effort pour te frayer un passage. Enfin installée, tu regardes ta conseillère, et c’est comme si tu lui dévorais le visage. Tu t’englues dans ses rides sans pouvoir la reconnaître. Tu détournes aussitôt les yeux pour ne pas céder à la panique et te concentres sur la raison de ta présence ici : l’opération chirurgicale que tu viens de subir et que Pôle emploi prend en charge. La probité se révèle si on présente bien, il faut savoir afficher sa personne, se mettre en valeur par un sourire éclatant débarrassé de ses impuretés et des marques de son vieillissement, magnifié dans son essence par la chirurgie et le maquillage, c’est fondamental, on ne marche qu’à visage découvert, sinon, c’est la suspicion de terrorisme, d’obscurantisme prosélyte, de trahison. Même les pires délinquants renoncent à se tatouer la face. Le visage est la clé de ton existence et tu le sais. Il faut que tu saches t’en servir, que tu assumes et puisses te regarder dans un miroir sans sourciller. C’est ainsi que tu trouveras ta place dans la société, et aussi, un job.
Nous avons la joie d’accueillir Espedite à la librairie Charybde (Ground Control) ce jeudi 13 février à partir de 19 h 30 pour une lecture et discussion autour de ce beau roman fabulatoire, brutal et curieusement poétique.
Espedite - Cosmétique du chaos - éditions Actes Sud,
Charybde 2 le 14/02/2020
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