Les amers de l'Océan nonsensique d'Ambrose Bierce

Quatre hilarantes nouvelles de mer, avec tout le sens de l’absurde – et de la métaphore travaillée au long cours – du fantasque Ambrose Bierce.

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Au moment où je sortais, elle me cria que je n’étais qu’un vieux goujat et un sale type, et qu’elle espérait bien que je ne reviendrais jamais, jamais. Du coup, je m’embarquai comme second à bord du Mudlark qui s’apprêtait à quitter Londres pour aller là où son capitaine jugerait bon de se rendre. Sur ce point, on avait préféré d’ailleurs ne pas importuner le capitaine Abersouth en lui donnant des instructions. On avait en effet remarqué qu’il s’arrangeait fort habilement pour rendre le voyage peu rentable lorsqu’il ne pouvait se déplacer comme bon lui semblait. Avec le temps, les propriétaires du Mudlark s’étaient assagis et le laissaient maintenant n’en faire qu’à sa tête, ou à peu près, et transporter les cargaisons à sa guise vers les ports où l’attendaient les plus jolies femmes. Lors de la traversée dont je fais ici le récit, il avait décidé de partir à vide. Une cargaison ne ferait qu’alourdir et ralentir le Mudlark, disait-il. Des propos qui ne laissaient pas de faire naître quelque doute sur les aptitudes commerciales de ce loup de mer.

Par la voix de ce second presque improvisé et subtilement blasé, nous voici donc lancés aux côtés du capitaine Abersouth, au fil d’une navigation joliment chaotique, qui tout en respectant la plupart des règles canoniques de la marine à voile du dix-neuvième siècle finissant dans la vapeur triomphante, nous permettra de découvrir, au fil de trois nouvelles enchaînées et d’une quatrième plus tard rattachée, une manière bien particulière d’affronter les tempêtes, une singulière conception du lest à bord, une étrange répartition des rôles entre passagers et équipage, une fort logique volonté de redresser une injustice commise à l’égard du pôle Sud, une ingénieuse trouvaille pour surmonter les calmes du Pot-au-Noir, à base de bœuf et de Hollandais, une propension curieuse au suicide de la part de certains joueurs de cartes mettant en doute le jeu de notre second, précisément, ou encore une perspective résolument imaginative à propos de la tenue des journaux de bord. Bref, à bord du Mudlark, du Chameau, du Nuppleduck, du Bonnyclabber et de la Mary Jane, nous voici conviés avec grâce et folie à une relecture électrique des motifs du récit de mer.

La tempête redoubla de violence à tel point que le Mudlark, malmené comme il ne l’avait jamais été, se mit à s’imbiber comme un buveur d’eau. À dire vrai, il sembla en éprouver un soulagement immédiat. Et sans doute faut-il rendre cette justice aux tempêtes : lorsqu’elles ont brisé vos mâts, déboîté votre gouvernail, emporté vos chaloupes, et qu’elles ont dessiné un très joli trou à un endroit inaccessible de la coque, elles repartent en quête d’un navire tout neuf, vous laissant prendre les mesures que vous jugerez indispensables à votre confort. Dans notre cas, le capitaine estima opportun de s’asseoir sur le pont pour y lire un roman en trois tomes.

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Si c’est bien Jean-Yves Jouannais qui avait attiré notre attention en 2014, lors d’une fameuse soirée Libraire d’un soir à la librairie Charybde, en compagnie de Xavier Boissel (à écouter ici) sur les « Morts violentes » d’Ambrose Bierce (1842-1914), nouvelles principalement issues de l’expérience précoce de la Guerre de Sécession, c’est à ma collègue et amie Marie que je dois la somptueuse découverte de ces quatre textes de 1874 (« Un amer souvenir de mer »), 1875 (« Le capitaine du Chameau« ), 1876 (« Un homme à la mer ») et 1885 (« Une cargaison de chats »), réunies dans le recueil « La vague de l’océan », resté très longtemps inédit en français avant d’être traduit par Anne Dechanet en 1995 aux éditions Interférences.

Nous disposions à bord d’un bœuf et d’un Hollandais. Si le bœuf était enchaîné par le cou au mât de misaine, le Hollandais, lui, jouissait d’une grande liberté, car il n’était enfermé que pendant la nuit. Une vilaine querelle liait les deux créatures – une animosité de très longue date qu’avaient suscitée conjointement l’appétence du Hollandais pour le lait et l’attachement du bœuf à sa dignité. Raconter la cause exacte de ce différend prendrait trop de temps. Sachez seulement que, profitant de la sieste de son ennemi, le Hollandais s’était glissé tout près de lui, et s’était installé sur le beaupré pour pêcher. Lorsque l’animal se réveilla et aperçut l’autre créature qui prenait du bon temps, il enjamba sa chaîne, releva ses cornes, prit appui contre le mât avec les pattes de derrière et se lança à la poursuite de son offenseur. La chaîne était solide, le mât résistant, et le navire, comme aurait dit Byron, « voguait sur l’eau sans dévier de sa route ».
Après cette mésaventure, nous gardâmes le Hollandais à l’endroit qu’il s’était choisi, jour et nuit, et le vieux Chameau fila plus rapidement qu’il ne l’avait jamais fait par les vents les plus favorables. Nous nous dirigions vers le sud.

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Si Ambrose Bierce déploie ici, utilisant certes le légèrement fantastique et le résolument macabre de la majorité de son œuvre de fiction comme un discret carburant, avant tout un formidable et fantasque nonsense, digne du meilleur de Lewis Carroll (dont la première version d’« Alice au pays des merveilles » a été publiée neuf ans avant « Un amer souvenir de mer »), mêlant joyeusement le cynisme apparent, le détournement des convenances et des codes et le recours presque pur à l’absurde – on devine que les analyses de Pierre Jourde dans « Empailler le toréador » ne sont pas très loin -, il nous offre aussi, davantage que par un détour succinct, un beau travail sur la métaphore de la littérature elle-même, à travers la passion étrange du capitaine Abersouth pour les livres, et à travers ce qu’il advient des équipages lorsque leur régime alimentaire finit par se composer, famine oblige, de cette même substance littéraire – ingestion dont saura se souvenir le moment venu, avec son talent multiforme, le Vladimir Sorokine de « Manaraga » (2017), également pour notre plus grand bonheur.

C’était le capitaine Abersouth, qui avait autrefois assuré le commandement du Mudlark – le plus vaillant marin à avoir jamais lu un roman en trois tomes assis sur le gaillard d’arrière. Rien n’égalait sa passion pour la littérature. À chaque traversée, il embarquait une telle quantité de ballots de romans qu’il ne restait plus de place pour la cargaison. Ils s’entassaient dans la cale, mais aussi dans les entreponts, dans le salon, et même dans les lits des passagers.

(…)

Nous manquions depuis longtemps de nourriture et tout particulièrement de viande. Nous nous refusions à sacrifier le bœuf ou le Hollandais ; et le charpentier du navire, la première ressource traditionnelle des affamés, n’était qu’un sac d’os. Les poissons ne mordaient pas et, par conséquent, n’étaient pas mordus. On avait déjà utilisé l’essentiel de l’outillage du navire pour préparer de la soupe aux macaronis. Tous les objets en cuir, y compris nos chaussures, avaient été dévorés en omelettes. Avec de l’étoupe et du goudron, nous avions confectionné des salades tout juste mangeables. Après une brève carrière expérimentale sous la forme de tripes, les voiles avaient à jamais disparu. Il ne nous restait plus qu’à choisir entre deux solutions. Nous entre-dévorer, selon la loi de la mer, ou nous rabattre sur les romans du capitaine Abersouth. Une alternative terrible ! Mais une nourriture de premier choix ! Il est rare, en effet, que pour apaiser leur fringale, l’on offre à des marins affamés une cargaison des meilleurs auteurs populaires, déjà passés au grill par la critique.

Ambrose Bierce - La Vague de l’Océan - éditions Interférences
Hugues Charybde le 2/03/2021

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