Les sphères poétiques bretonnes de Guillevic

Entre terre et mer, un long poème faussement bucolique et un recueil acéré, au cœur de la poésie vertigineuse et toujours combattante de Guillevic.

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J’ai joué sur la pierre
De mes regards et de mes doigts

Et mêlées à la mer,
S’en allant sur la mer,
Revenant par la mer,

J’ai cru à des réponses de la pierre.

C’est en 1961, dix-neuf ans après l’éclat brutal de la publication de « Terraqué », la même année que son adhésion au Parti Communiste et que son entrée active dans la résistance à l’occupant nazi, que Guillevic (il refusera à partir de 1942 l’usage littéraire de son prénom) consacre son premier recueil « officiel » à sa ville natale de Carnac – ville dont le terroir irriguait largement sa poésie jusque là -, et à son microcosme si particulier, entre alignements mégalithiques, marais salants, platitudes ostréicoles, plages en voie d’aménagement et églises anciennes de l’intérieur des terres. Né là en 1907, six ans seulement après la fondation de la société « Carnac Plage » qui entreprend, à l’est de l’anfractuosité de Por an Dro, la création de la station balnéaire qui verra officiellement le jour en 1903, Guillevic quitte pourtant rapidement la maison familiale de la ruelle de la Forge : son père d’abord marin mais bientôt gendarme, emmène dès 1909 la famille pour le Nord, à Jeumont, puis pour d’autres affectations dans toute la France, qui ne recouperont que très incidemment le Morbihan natal (à Saint-Jean-Brévelay de 1912 à 1919, néanmoins), Carnac demeurant toutefois durant tout son enfance la destination des grandes vacances d’été. Lieu central et de moins en moins secret au fil des années de cette œuvre globale entamée véritablement à trente-et-un ans, construite patiemment dans les interstices d’un travail de bureau jusqu’à la retraite en 1967 (la mise en disponibilité de l’auteur datant de 1963), puis au-delà, la petite ville de Carnac, matrice de tout ce qui sera terraqué par Guillevic en cinquante-neuf ans d’écriture, méritait assurément ce long poème qui lui soit dédié.

Je sais qu’il y a d’autres mers,
Mer du pêcheur,
Mer des navigateurs,
Mer des marins de guerre,
Mer de ceux qui veulent y mourir.

Je ne suis pas un dictionnaire,
Je parle de nous deux

Et quand je dis la mer,
C’est toujours à Carnac.

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Comme le confiait Guillevic en 1994 à Jacques Lardoux pour sa belle étude consacrée à l’humour dans son œuvre, parue aux Presses Universitaires de Vincennes en 1997, « Carnac » a tout d’un poème de la plénitude, à un moment où l’approche de la retraite lui permettait de « reprendre beaucoup de choses qui étaient restées en plan ». Hommage, certes, mais avant tout interrogation aiguë, inscrite méticuleusement entre la profondeur abyssale et la légèreté presque primesautière, « Carnac » sonde le pouvoir obscur des paysages mêlés, parcourt l’estran sans le nommer, y inscrivant des rêves que retrouveront toujours, ici et ailleurs, les enfants de la côte (on songera sûrement au magnifique jeune Miles des « Grandes marées » de Jim Lynch), devenus adultes ou non, navigue entre rochers de mer et rochers de terre, inscrit dans la pierre et dans le flot un songe éveillé aux vertus souvent quelque peu chamaniques, et contribue massivement, avec ou sans alignements, à cette construction permanente d’une géographie subjective du ressenti humain qui aura constitué, du début à la fin, une grande partie de l’entreprise de Guillevic.

Même assis sur la terre
Et regardant la terre,

Il n’est pas si facile
De garder sa raison
Des assauts de la mer.

« Sphère », publié deux ans plus tard, en 1963, recueil dont certaines parties ont néanmoins été écrites avant « Carnac », donne ainsi à voir, regroupé qu’il est désormais avec son prédécesseur immédiat dans l’édition de poche de Gallimard, la deuxième facette de l’art travaillé par Guillevic tout au long de sa vie, celui apparemment situé à l’opposé des longs poèmes d’un seul tenant tels que « Carnac », « Ville » ou « Du domaine », des recueils minutieusement composés, assemblés, maçonnés pour affronter le sens caché de leurs détours et de leurs sentiers (qui, ici aussi, bifurquent plus souvent qu’à leur tour) – architecture intime à déchiffrer, comme celles de « Terraqué », de « Exécutoire », ou « Euclidiennes ».

C’est aussi de « Sphère » que sont issus le titre mystérieux et l’intense exergue du numéro 5 de la précieuse revue La moitié du fourbi, « Noir et  ce n’est pas la nuit », signe cabalistique d’où est venu, pour moi et avec quelque délai, l’envie de plonger et replonger dans les tours et les détours de Guillevic.

Dans ce recueil-ci, on trouve, poussé peut-être à son paroxysme à ce stade de l’œuvre, la capacité singulière à désamorcer les explosions potentielles, ou suggérées, par des chutes maniant l’humour, jusqu’au pied-de-nez parfois, laissant planer le doute, bien entendu, mais refusant énergiquement de laisser s’installer seul quelque sentiment tragique de la vie. Chez Guillevic, et tout particulièrement dans « Sphère », le vertige touchant à l’existence ou à son sens se rafraîchit perpétuellement dans une simplicité rudement arrachée aux objets et aux lieux – et c’est bien ce que nous rappelait récemment, à sa manière subtile et insistante, le « Vivonne » de Jérôme Leroy.

Dans le puits

Dans le puits donc,
Dans le fond du puits.

On est à l’écart,
On est loin de tout.

Plus rien n’est à faire
Que se rappeler,
Peut-être oublier.

Mais la fête, alors,
Ce sera pour qui ?

Il faudra qu’elle vienne,
La fête.

Il faut sans doute ici se laisser porter, et accepter d’être saisi, par un flot curieux, un morcellement qui mobilise dans ses métaphores et dans ses immédiatetés aussi bien les chemins creux, les rires échappés de la nature, les expressions animales et les armoires secrètes (on songera certainement alors au Charles Sagalane de « 96 – Bric-à-brac au bord du lac »), que les sables et vases, le ciment, les bouteilles, les flammes et les étoiles. Chez Guillevic, la sphère ne saurait rester éthérée, et les carburants et comburants les plus divers, parfois les plus inattendus, sont mis à contribution, longtemps après les percées surréalistes des amis peintres et écrivains de la jeunesse comme de l’âge mûr, pour provoquer l’étincelle et la fulguration qui doivent habiter la poésie. Et c’est bien ainsi que celle-ci nous transforme, encore et encore, à chaque pas.

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Maudire

Cherchant mon chemin
Vers le bord du temps

Ou pour le longer
Ou pour le quitter,

Quelquefois j’ai cru
L’avoir traversé

Et plus rien, personne,
Je ne maudissais.

Maintenant je vais
Plutôt vers le centre.

J’ai trop à savoir
Et maudire est loin.

Eugène Guillevic - Sphère , suivi de Carnac - Poésie Gallimard
Hugues Charybde le 3/03/2021

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Eugène Guillevic

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