Seb Doubinsky découvre une maison de feuilles
Ci-gît une maison blanche dont le cœur à ciel ouvert laisse résonner autre chose que des pas. Où personne n’a jamais vécu mais que chacun ou presque peut hanter. En guise de pulsation, quand le soir tombe et avec lui notre soif d’élévations, on y perçoit l’écho des noms dont on l’a affublée, des noms rafistolés au fil des ans par l’Histoire, et qui tous ont échoué à ternir ses aspirations solaires.
On l’appela dans un premier temps la Maison indigène, ou Maison mauresque, mais certains préféraient dire : la Maison du Centenaire, ou encore la Villa du Centenaire, puisqu’elle avait été inaugurée à Alger en 1930, à l’occasion du centenaire de la présence française en Algérie. Après l’Indépendance, elle devint, à la suite d’une impressionnante dilatation temporelle, la Maison du Millénaire – la vieille Al-Jazā’ir ayant alors purgé vaillamment ses dix siècles d’existence.
Ainsi s’ouvre la porte du premier texte autobiographique de Claro, le traducteur et romancier connu pour d’autres rivages littéraires. Cette première incursion dans le voyage de la mémoire et du coeur prend très symboliquement et très volontairement la forme provisoire d’une maison, construite par le grand-père architecte, Léon Claro en 1930 à Alger, pour célébrer à fois le “Style Mauresque” et le centenaire de la colonisation. Mais la “porte” qui s’ouvre est aussi la première page d’un livre, semblable à la célèbre Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, d’ailleurs traduit par Claro, c’est à dire un espace où la mémoire se déploie en une arborescence infinie.
Grand-père, père, ancêtres, illustres amis et connaissances de la familles (le poète Jean Sénac, l’écrivain Albert Camus, l’architecte Le Corbusier) s’y côtoient sans vraiment se rencontrer, voyant les mêmes choses de manière différente, s’y promenant tout en étant, déjà, ailleurs. Claro nous offre une belle galerie de “portraits vivants”, au travers de souvenirs et de reconstructions historiques - mais les souvenirs ne sont-ils pas déjà des reconstruction d’une histoire personnelle?
Cependant, La Maison Indigène n’est ni un texte autobiographique au sens classique du terme, ni un exercice d’autofiction à la Nathalie Sarraute. Comme la maison construite par le grand-père, c’est un trompe-l’oeil, une ligne de fuite perpétuelle. La maison bâtie par Léon Claro est en effet une maison Potemkine, un trompe-l’oeil colonial, célébrant à la fois la défaite desdits “indigènes” et un style reconstruit de toutes pièces, par les Anglais qui plus est. Fausse maison, elle révèle et cache en même temps, comme le puits d’ombre et de lumière qui se trouve en son centre. Et Claro, le petit-fils, va, avec la lampe-torche de l’écriture, tenter d’éclairer un peu plus les recoins d’ombres, tout en laissant de la place à la lumière.
L’ombre, c’est bien évidemment la colonisation, dont Claro refuse systématiquement tout “exotisme” ou nostalgie distanciée. Claro dénonce, démonte, déconstruit cette “maison du souvenir” pierre par pierre, pour en montrer la paradoxale signification. En ce sens, La Maison Indigène est peut-être, d’une certaine façon, et de manière à la fois très brutale et subtile, le premier texte réellement “décolonisé” de la littérature française. Je veux dire par là que Claro oppose un refus total de considérations contextualisantes, et par conséquent atténuantes, du fait colonial. Or le grand-père, comme le père, toute la famille fait partie de ce fait et porte sa part d’ombre, comme les termes de “bicots” et de “crouilles” entendus prononcés autour de la table familiale par le narrateur alors enfant. Mais adulte, Claro la place en pleine lumière dans les lignes de son récit, comme sous le soleil terrible de L’Etranger de Camus.
Car, si ombre il y a, il existe aussi des lumières, des reflets scintillants pourrait-on dire, qui illuminent le récit. La double amitié de Jean Sénac avec Henri Claro (le père de l’auteur) et celle de Sénac avec Albert Camus en sont deux exemples. Témoins de l’histoire, ils sont aussi témoins du mystère familial, celui du père, secret et distant. Par le jeu des archives, des souvenirs reconstitués, des témoins retrouvés par hasard, Claro fils et petit-fils, sauve de l’oubli ces moments perdus de l’histoire et de l’histoire littéraire.
Cependant, il n’y a aucun sentimentalisme dans cette recherche, aucune déformation trompeuse due à la distance: les rapports sont conflictuels, les rapports souvent brutaux, la co-existence loin d’être pacifique. La Maison Indigène est ainsi à la fois ruisseau et tumulte, fontaine mauresque et barrage cédant sous le poids des eaux. C’est une maison à la fois vide et trop pleine de sens, une ruine qui se cache sous une fausse architecture, un mensonge qui révèle toute la vérité. C’est aussi, enfin et surtout, une maison de papier, où Claro pose et détruit les derniers échafaudages d’une saga familiale marquée par une histoire encore, hélas, bien trop mangée par l’ombre.
Sébastien Doubinsky le 8/06/2020
Claro - La Maison Indigène - éditions Actes Sud