Mic-mac après franquiste pour Pepe Carvhalo

Sous le signe improbable du peintre Paul Gauguin et du poète Salvatore Quasimodo, une plongée décisive dans les réseaux d’affaires barcelonais de l’immédiat après-franquisme en compagnie d’un détective fin gourmet et bien désabusé.

– D’accord. Ça n’est peut-être pas très sport de le liquider en le traitant de grande gueule. Il l’est, oui et non : on ne peut pas classer les gens dans une seule boîte.
Les yeux cachés dans la forêt de poils brillaient de satisfaction devant l’excellente disposition réceptrice de Carvalho. C’était comme si le détective était une toile blanche sur laquelle on pouvait peindre la silhouette de Stuart Pedrell.
– Comme tout homme riche et inquiet, Stuart Pedrell était regardant. Il recevait chaque année des dizaines de propositions d’ordre culturel. On lui a même proposé une université. Ou peut-être est-ce lui qui l’a proposée ? Je ne m’en souviens plus. Imagine-toi : des maisons d’édition, des revues, des bibliothèques, des donations, des fondations. Dès qu’on sent l’argent et l’intérêt pour la culture, tu peux te figurer, surtout avec le peu d’argent qu’il y a dans ce domaine et le manque d’intérêt des riches pour le sujet. Et pour ça Stuart Pedrell faisait traîner les choses. Mais il était un peu espiègle. Il s’intéressait aux projets les plus variés, mettait les promoteurs dans le coup, et soudain, paf ! il se dégonflait et les laissait choir.
– Comment le considérait-on parmi les intellectuels, les artistes et les entrepreneurs ?
– Dans tous les milieux on le regardait comme un oiseau rare. Les intellectuels et les artistes ne l’aimaient pas parce qu’ils n’aiment personne. Le jour où nous autres artistes et intellectuels nous nous mettrons à aimer quelqu’un, ce sera la fin des artistes et des intellectuels. Ça voudra dire qu’on n’a plus d' »ego ».
– C’est la même chose pour les bouchers.
– Oui, s’ils sont patrons, mais pas s’ils sont employés.
Carvalho attribua à la troisième bouteille de vin la démagogie socio-freudienne d’Artimbau.
– Chez les riches on le respectait davantage parce que les riches de ce pays respectent ceux qui ont fait de l’argent sans trop forcer, et Stuart Pedrell était de ceux-là.

Très riche homme d’affaires barcelonais, Stuart Pedrell a été retrouvé mort, lardé de coups de couteau, dans une maison abandonnée d’un quartier sordide de la ville. Alors que l’enquête officielle s’est déjà largement enlisée, le détective Pepe Carvalho est embauché par la veuve, par l’entremise d’un puissant avocat ami de la famille, non pas tant pour élucider le meurtre lui-même que pour découvrir ce que le défunt a bien pu faire au cours de l’année précédant sa mort. Car le magnat mécène s’était pris semble-t-il d’une passion pour Gauguin et pour les mers du Sud, et lorsqu’il a disparu sans laisser de traces, un an avant qu’on le découvre tout juste poignardé, toutes et tous sont longtemps restés persuadés qu’il était parti en catimini vivre dans quelque île du Pacifique Sud…

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Stuart Pedrell avait habité une maison du Putxet, une des collines qui dominaient autrefois Barcelone comme les collines romaines dominent Rome. À présent elles étaient toutes couvertes d’un tissu continu de résidences pour la moyenne bourgeoisie avec, de-ci, de-là, un dernier étage duplex pour la haute bourgeoisie parfois liée aux anciens résidents des manoirs de l’endroit. Le duplex pour le « petit » ou la « petite » avait été le joli cadeau généralisé, à la portée des propriétaires des manoirs rescapés ; aussi joli et généralisé que ce qui se pratique du côté de Pedralbes et de Sarria, derniers contreforts où la très haute bourgeoisie s’est maintenue dans ses vieux manoirs dignes et a essayé de garder ses couvées dans des logements voisins.
La maison de Stuart Pedrell venait de l’héritage d’une grand-tante sans enfants, qui lui avait laissé cette bâtisse fin de siècle, réalisation d’un architecte inspiré par le style métallique anglais. Les grilles étaient déjà une déclaration de principes, et une crête de fers forgés, surchargés comme la crinière d’un dragon vitrifié, parcourait la colonne vertébrale d’un toit de céramique. Des fenêtres néo-gothiques, des façades dissimulées sous le lierre, des meubles de bois laqué blanc garnis de tissu bleu, le tout dans un jardin rigoureux, où une haute et élégante haie de cyprès encadrait la liberté surveillée d’un petit bois de pins et la géométrie exacte d’un mini-labyrinthe de rhododendrons. Par terre, du gravier et du gazon. Un gravier habitué à crisser à peine sous les roues ou sous les pas. Un gazon presque centenaire, bien nourri, brossé, coupé, un vieux manteau douillet sur lequel la maison semblait flotter comme sur un tapis volant. Un service de table en soie et en piqué noir et blanc. Un jardinier rigoureusement déguisé en paysan, un majordome avec des favoris homologables et un gilet à rayures comme de la belle toile à matelas. Carvalho regretta l’absence des guêtres chez le chauffeur qui montait dans l’Alfa Romeo pour aller chercher Mme Stuart Pedrell ; mais il fut sensible à la coupe stylée de son costume gris garni de revers de velours, et à tout ce qu’on pouvait lire derrière le cuir fin  gris perle de ses gants, qui faisait contraste avec le volant noir.
Carvalho demanda qu’on lui ouvre toute la maison, et le majordome la lui offrit avec une inclinaison de tête qui aurait pu aussi bien être une invitation à danser. Et comme dans un bal fin de siècle, au rythme d’une valse lente, fredonnant mentalement la Valse de l’Empereur, Carvalho parcourut les deux niveaux de la maison, que reliait un escalier de marbre grenat avec une balustrade en fer forgé et une main courante en bois de santal. L’escalier baignait dans les lumières polychromes d’un vitrail qui représentait saint Georges terrassant le dragon.
– Monsieur cherche-t-il quelque chose en particulier ?
– Les appartements de M. Stuart Pedrell.
– Voulez-vous avoir l’obligeance de me suivre ?

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Si l’on continue comme moi à mettre de côté « J’ai tué Kennedy », prologue  résolument expérimental à l’ensemble de la série Pepe Carvalho de Manuel Vázquez Montalbán, et à considérer « Tatouage » comme un échauffement, la troisième enquête, « Les mers du Sud » (publiée en 1979 et traduite en 1981 par Michèle Gazier au Sycomore sous le titre « Marquise, si vos rivages », avant d’être rééditée sous son titre actuel chez Christian Bourgois en 1999), forme avec la deuxième, « La solitude du manager » (1977), le véritable diptyque fondateur, presque programmatique, qui ancre le réel bien particulier des dix-sept volumes de la saga du détective barcelonais, désabusé, viveur, gourmet et perspicace.

Deux ans et quatre ans respectivement après la mort du général Franco, cette Barcelone-là est avant tout celle dans laquelle, la topique marxiste infrastructure / superstructure – que Pepe Carvalho maîtrise parfaitement – jouant à plein, le pouvoir économique profond de l’Espagne, ses grandes entreprises et ses réseaux d’affaires capitalistes bien huilés et soigneusement réticulés bien avant que le terme n’émerge en philosophie politique, ayant pu s’épanouir avec délices sous la dictature, profite désormais joyeusement de la démocratie, en n’ayant bien entendu jamais eu de comptes à rendre à qui que ce soit, bien au contraire.

Comme dans « La solitude du manager » avec Antonio Jauma, c’est en s’appuyant sur la faille engendrée par Stuart Pedrell, un homme du sérail se prenant à douter, que Pepe Carvalho, soutenu par sa compagne Charo et son factotum et apprenti-cuisinier Biscuter, peut discrètement, une fois affranchi des leurres aux images et aux vers du peintre Paul Gauguin et du poète Salvatore Quasimodo, enfoncer un coin bien spécifique dans la façade des certitudes sociales et politiques, pour notre plus grand plaisir de lectrice ou de lecteur.

Pas un gramme de graisse excédentaire dans ce corps de Romain au crâne presque rasé pour gagner sans appel la partie contre la calvitie. Planas avança en compagnie de Carvalho, les mains jointes derrière le dos, regardant fixement le sol, tandis qu’il préparait ses réponses. Aucune déception économique dans la vie de Stuart Pedrell. Les affaires avaient le vent en poupe. Il n’avait jamais entrepris d’opérations spéculatives dramatiques, insista-t-il ; elles étaient toutes parfaitement couvertes et offraient toutes les garanties. La majorité du capital initial n’appartenait ni à Stuart Pedrell, ni à lui, mais au marquis de Munt.
– Vous n’avez pas encore eu d’entretien avec lui. C’est un type singulier, un grand homme, Alfredo.
De fait, son chantier le plus remarquable, c’était le quartier de San Magin, un quartier neuf d’un bout à l’autre, jusqu’au dernier réverbère. Il y eut un temps où c’était facile, pas comme maintenant. On dirait que le capitalisme est un péché et un ennemi public. « Pourquoi Stuart Pedrelle était-il parti ? »
– Il n’avait pas su dépasser le traumatisme de la cinquantaine. Et il avait déjà passé avec difficulté celui des quarante, quarante-cinq ans. Mais quand il a atteint les cinquante, il s’est brisé. Il avait trop romancé la chose. Il avait aussi fait de son travail une parodie. Il avait trop pris de distances. Il y avait comme deux hommes en lui : celui qui travaillait et celui qui pensait. Un peu de distanciation, c’est bien, mais pas au point de se détacher de tout. On finit par devenir nihiliste, et un entrepreneur nihiliste ne peut plus rien entreprendre. Un bon entrepreneur doit être un peu primaire, sinon il n’arrive plus à rien et il ne permet plus aux autres d’aboutir.

Manuel Vasquez Montalban - Les mers du Sud - Point Seuil
Hugues Charybde le 25/06/2020
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Manuel Vasquez Montalban

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