Les maux des images de Dorothea Lange sur le MOMA en ligne
L'exposition en ligne du MoMA qui rend hommage à l'emblématique Dorothea Lange, montre, si besoin est, l'acuité et l'actualité de sa vision. Dépressive certes, mais pas seulement… Visite guidée.
Le travail de Dorothea Lange est à la fois un repère et une source d'inspiration de la photographie depuis des décennies. Migrant Mother est facilement l'une des images les plus célèbres au monde, au point qu'elle éclipse souvent une compréhension plus complète de son travail en général. Dorothea Lange : Words & Pictures coïncide actuellement avec les chiffres les plus élevés du chômage depuis la Grande Dépression. Elle croyait fermement que ses photographies pourraient être un outil de changement social ; celles-ci montrent à quel point la situation a peu changé et combien il reste à faire. L'amplitude de son travail va au-delà du simple document ou de l’enregistrement. Dans ses images, nous regardons rarement quelque chose qui est arrivé ; nous regardons et compatissons plutôt avec ceux à qui cela est arrivé.
"Toutes les photographies peuvent être renforcées par des mots", a-t-elle écrit. Pour elle, les mots peuvent étendre le pouvoir d'une image, non seulement en induisant une réaction émotionnelle, mais aussi en incitant le spectateur non seulement à voir, mais aussi à lire, à écouter attentivement. Elle a écrit que les légendes de ses images devraient contenir "non seulement des informations factuelles, mais aussi des indices supplémentaires sur les attitudes, les relations et les significations", appelant ces légendes "tissu conjonctif". Sur la route de Los Angeles, en Californie (1937), deux hommes marchent sur un chemin de terre en direction d'un panneau d'affichage qui leur conseille de prendre le train la prochaine fois. Une image d'hommes devant un bâtiment est intitulée Six Tenant Farmers Without Farms, Hardeman County, Texas (1937).
Le pouvoir des mots s'étend au-delà des titres des images, pour englober la voix de ses sujets. Pendant qu'elle photographiait, Lange prenait de nombreuses notes sur le terrain dans le cadre de ses missions, enregistrant où, quand et qui elle représentait et ce qu'ils avaient à dire. L'exposition met en lumière ces collections et montre comment, en associant les photographies aux mots des sujets, Lange a donné du poids à leurs voix. Les pages de fin de son livre An American Exodus, sur lequel elle a travaillé avec son mari, l'économiste agricole Paul Taylor, contiennent les mots de ses sujets. En entrant dans la galerie, ces mots figurent en bonne place, en guise d'introduction aux images exposées, donnant la parole aux protagonistes de son travail.
Tout au long de l'exposition, le texte des murs enrichit les images avec des fragments de notes de Lange et des citations de ceux qu'elle a photographiés. Cette combinaison de mots et d'images frappe à la fois la tête et le cœur ; les photographies touchent le spectateur mais les mots lui permettent de faire plus que cela, ils mettent en lumière les injustices du monde entier par l'expérience et les faits. Elles éclairent également les pensées et les méthodes intérieures d'une photographe qui s'engage à apporter des changements dans le monde avec les outils dont elle dispose.
Comme je l'écris de chez moi à New York, durant le confinement, les files d'attente devant les banques alimentaires font le tour des pâtés de maison. Avec un sens profond de peine, c'est un moment propice pour revisiter ces photographies. Dans la photographie White Angel Bread Line, San Francisco (1933), un homme est tourné vers l'appareil photo, loin de la masse des gens qui attendent. Ses yeux sont cachés par le bord de son chapeau, le regard résigné, les mains jointes.
Cette photographie a conduit Lange à participer au programme gouvernemental d'administration de la réinstallation, qui deviendra par la suite l'Administration de la sécurité agricole. La FSA était une agence du New Deal créée pour lutter contre la pauvreté qui agissait dans les zones rurales américaines. L'administration a trouvé son leader naturel en la personne de Roy Stryker qui a poussé son équipe de photographes à documenter ce qui se passait dans le pays, des migrants du Dust Bowl aux grèves des travailleurs. Leur directive était de "présenter l'Amérique aux Américains" et ils ont donc entrepris de capturer le visage humain de la crise économique en cours.
Beaumont Newhall, célèbre conservateur et historien, a estimé que le but de la FSA "n'était pas de nous informer, mais de nous émouvoir". Les photographies de la FSA n'ont pas seulement incité les Américains à agir, elles sont également devenues un témoignage durable, qui façonne/fonde encore aujourd'hui notre vision de la Grande Dépression. D'autres grands noms de la photographie américaine, comme Gordon Parks et Walker Evans, ont également participé à cette initiative, rejoignant Lange pour en devenir les photographes les plus connus. Sa participation au projet lui a apporté une reconnaissance internationale.
Tractored Out, Childress County, Texas (1938) présente des lignes stériles de terre labourée menant à une cabane à l'air désespéré. Un air de désolation plane sur l'image. Encore et toujours, les photographies de Lange mettent en évidence la lutte et les conflits, l'écrasement de la pauvreté et les rêves déçus. Mais la force de ses images réside dans leur spécificité, dans la façon dont elles condensent des problèmes plus grands que nature en fonction de la situation du sujet dans chaque image.
En regardant les nouvelles ces jours-ci, on peut se sentir quelque peu dépassé. Comment se débarrasser du bruit ambiant ? Lange savait que la réponse était de prêter attention au sujet choisi. Dans Woman of the High Plains, Texas Panhandle (1938), le sujet est vu main sur la tête penchée, une expression d'épuisement sur son visage, la douceur d'un nuage d'été incapable de tempérer le chagrin. C'est un regard de tristesse, qui ne repose pas seulement sur le visage de cette femme, mais sur tout son corps, la pression des lèvres vers le bas, les lignes autour de ses yeux.
Sur une autre photographie, One Nation Indivisible, San Francisco (1942), un groupe d'enfants semble réciter le serment d'allégeance, parmi lesquels une jeune fille nippo-américaine. Son regard curieux dément ce qui se passait dans tout le pays pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les personnes d'origine japonaise étaient transférées de force dans des camps d'internement. Lange avait travaillé sur une série d'images documentant ces déportations, pour ensuite voir les photos retirées de la circulation, ce qui a miné le contexte complet de ce qui se passait.
En regardant ces images maintenant, on retrouve les mêmes échos de xénophobie et de peur ; tout au long de la crise COVID-19 que nous vivons, il y a eu une augmentation des attaques racistes contre les personnes d'origine asiatique ; une augmentation des manières profondément déshumanisantes dont ce pays demande à ceux qui semblent être "autres" de prouver leur loyauté, de toujours travailler plus dur pour le respect. Il reste du boulot pour faire évoluer la situation…
Les images de Lange révèlent la lutte constante pour la dignité humaine à cause de la négligence gouvernementale ou de ses mauvaises actions. Malgré toutes les injustices sociales auxquelles Lange s'est efforcée de donner un visage, il ne faut pas négliger les nombreux moments et gestes de compassion représentés dans ses photographies. Par exemple, le gros plan des Mains de Paul (1957) représentant les mains usées par les intempéries de son mari. Cette autre facette, moins connue, de son travail est explorée avec amour dans le livre Day Sleeper de Sam Contis. En utilisant les archives de Lange comme source, Contis a édité un livre qui joue sur la sensibilité de ses photographies. Les clichés présentés comprennent ceux de ses dernières années, ainsi que ses premiers travaux en studio et des photographies de famille. On y trouve des scènes de San Francisco dans les années 1950 et de la vie de rue animée de Richmond ; des détails et des fragments d'images sont appariés, disséqués et reconsidérés pour créer la vision intime d'un artiste par un autre.
En regardant le passé, nous pouvons mieux appréhender le présent. La place de Lange dans l'histoire de la photographie est justifiée - encore plus lorsqu'elle est vue avec du recul. Son travail parle de compassion, de crise et de la dignité des vies vécues et de l'importance de témoigner. Ou, comme l'a dit Lange : "Ce n'est pas juste une illustration picturale, c'est une preuve."
Magali Duzant - Dorothea Lange : Words & Pictures, organisé par Sarah Meister et River Bullock
Jean-Pierre Simard (adaptation) le 17/06/2020