Etude criminelle lyonnaise en rouge par François Médéline
À Lyon, une série de crimes atroces aux multiples lignes de fuite met sous tension une équipe de police quelque peu atypique. Sombre et réjouissante, une haletante poursuite de certaines faces obscures de la capitale des Gaules.
Le hors-bord de la brigade fluviale s’est élancé sur le Rhône. Mamy était calée sur la banquette en skaï vers la poupe. Le vent a fait virevolter sa queue-de-rat dans la nuque complètement 1988. C’est inscrit Nicole Piroli sur sa carte d’identité, mais tout le monde l’appelle Mamy. Elle est capitaine. Elle n’a pas de passeport car elle n’a jamais quitté le territoire national. C’est une mère pour tous les zozos du groupe que je dirige à la crim’ mais elle est aussi plus que ça. Les gens qui ne la connaissent pas voient un Golgoth d’un mètre quatre-vingt-deux et quatre-vingt-dix kilos à tendance boulimique. Moi, je vois qu’elle cuisine mieux que personne, qu’elle ne me drague pas, qu’elle est veuve, sans enfants et prétendument médium, ce qui est un package très utile quand on jobe à la Police judiciaire. Elle doit prendre sa retraite depuis longtemps, prédestinée qu’elle est à se finir à la bière éventée et au whisky bas de gamme, ce qui assurera une continuité avec son boulot de flic : les crimes ont besoin de boîtes de strip-tease et d’alcool.
Mamy était là sur ce hors-bord qui nous menait au fond d’une nuit de printemps. Un air de ras-le-bol s’accrochait à ses lèvres. J’ai louché sur le bout orange de sa Gauloise avec mon œil droit. Le gauche ne fonctionne pas vraiment. Je suis né borgne même si ça ne se voit pas. J’ai fixé les fils de tabac incandescents. J’ai oublié ses yeux de chien voilés de gris et son nez épaté de boxeuse. J’ai dû sourire. Weber a dit :
– Vous vous marrerez moins tout à l’heure, Dubak !
Lyon, avril 1998. À quelques mois d’une coupe du monde de football qui restera dans les mémoires françaises, une barque descend la Saône avant de s’échouer sur l’une des îles de la rivière. À son bord, un cadavre atrocement mutilé et mis en scène d’une manière artistique bien spécifique. L’enquête est confiée à une équipe policière également bien particulière, le « troisième groupe » de la section criminelle du SRPJ local, réputé extrêmement efficace quoique manifestement atypique et oscillant, pour diverses raisons, au bord de la disgrâce.
Les chefs avaient décidé de regrouper tous les extravertis et les introvertis de la boutique dans le même groupe. Nous avions foiré une grosse enquête. Nous sommes dociles. Nous respections globalement les procédures grâce à Véronique et Laurent, les meilleurs éléments de ma troupe. Véronique était numéro 3 : c’était la procédurière. Laurent était numéro 4 : c’était l’adjoint de la procédurière.
Très vite, le spectre du crime en série rôde activement, avec son décor cruel de crucifixions bien réelles et d’orchidées artistement peintes sur les cadavres, tandis que le chef de groupe Alain Dubak – dont on apprendra en temps utile les traumatismes personnels, au fil de son monologue intérieur – déploie ses filets dans diverses directions, fruits d’indices, d’intuitions et de « recommandations » de certains de ses supérieurs, directions où s’entremêlent d’anciens psychopathes récemment libérés de prison, d’acharnés militants anarchistes férus de catacombes, des rivalités politico-policières plus ou moins discrètes, des échecs à conséquences et des blessures généralisées.
Je suis sorti à Vaise. J’ai galéré dans la circulation pour rejoindre la Saône. J’ai atterri sans trop comprendre le pourquoi du comment sur le pont Koenig, celui que le pays a fait maréchal à titre posthume. La rivière avait perdu sa quiétude. Elle charriait des bouts de bois qui se cognaient sur des tapis de vase. Ils mettraient quelques jours à rejoindre la Méditerranée. Elle était gris-brun, violente. J’ai pensé à Alexandra en sondant le ciel, dans l’azur délavé qui virait grisaille. Si j’avais été Dieu, j’aurais dessiné sa gueule d’ange avec deux nuages.
Huit ans après « La politique du tumulte », François Médéline est revenu à Lyon avec « L’ange rouge », publié à La Manufacture de Livres en octobre 2020. Une ville de Lyon qui a fictivement quatre ans de plus que dans son premier roman, moins directement engluée dans les ramifications de la politique nationale sans doute que lorsqu’il s’agissait de régler dans le sang certains frottements aigus de la rivalité Chirac-Balladur de 1994, et pas encore concernée par certains développements nationaux et internationaux beaucoup plus contemporains qui font entre autres facteurs le sel du plus récent « Tuer Jupiter » (2018), une ville en revanche que l’auteur équipe définitivement de pied en cap pour servir de théâtre des ombres à une saga qui, pour être ramassée en 500 pages électriques et haletantes, n’a absolument rien à envier aux deux monuments du noir contemporain que sont « Le quatuor de Los Angeles » de James Ellroy et « Le quatuor du Yorkshire » de David Peace.
Si l’on sait l’admiration que voue François Médéline à ces deux auteurs, on appréciera davantage encore la performance que constitue « L’ange rouge », qui nous offre une plongée inoubliable dans le fonctionnement tendre et cruel d’une équipe policière en chasse, équipe dysfonctionnelle par bien des aspects et pourtant – ou peut-être de ce fait ? – redoutablement efficace, plongée qui renvoie, dans sa hargne poétique et sa sauvagerie acide, le travail d’illustres prédécesseurs à la préhistoire du police procedural moderne.
Et pour se heurter dans la douleur à tous les angles saillants de cette poursuite, l’auteur a su inventer, plus encore que chez le Lloyd Hopkins du maître de Los Angeles, et beaucoup plus près sans doute du souffle court des personnages hallucinés et obsessionnels de l’auteur de « Rouge ou mort », une langue bien personnelle et tout à fait exceptionnelle, où le monologue intérieur haché, répétitif lorsque cela est significatif, accueillant des flashs brutaux et des coqs-à-l’âne vitaux, nous introduit au cœur d’une transe individuelle et collective comme on en a bien rarement lu. Si l’on s’en doutait déjà plus qu’un peu, « L’ange rouge » nous confirme avec éclat que l’on a désormais affaire à un véritable maître du noir cruel, humain et profond.
J’ai composé le 28. Thierry a décroché en salle d’interrogatoire. Il m’a passé Laurent, qui m’a indiqué que le dossier RG était sur son bureau. Le bureau de Laurent était aussi bien rangé qu’un bloc opératoire. Il y avait une pochette cartonnée et barrée au feutre vert avec la mention RG. J’ai sorti le listing. J’ai cherché les noms d’état civil dans la liste. Onze étaient fichés. Six d’entre eux avaient un casier judiciaire pour vol, vol avec violence, trrafic de stupéfiants, destruction de biens, dégradation de biens publics, réunions publiques illicites, vandalisme. Pas un n’avait de mandat d’arrêt émis à son encontre. D’après son passeport, le grand blond se nommait François Darcos. Il avait vingt-trois ans. Il était fiché. Il n’avait jamais été condamné. Il ne restait qu’à espérer que ce soit le boss, Max. Il ressemblait plutôt à un second. L’espoir ne fait pas vivre une enquête. L’espoir est l’antithèse du boulot de flic. J’ai compté le nombre de passeports et de cartes d’identité. Il y avait vingt-trois noms. Douze anarchistes étaient passés entre les mailles des Renseignements généraux. Les RG manquaient de moyens.Le manque de moyens était politiquement organisé. Un jour, les RG ne pourraient plus faire leur job correctement. On prétexterait leur manque d’utilité. Ils seraient rayés de la carte. Purement et simplement.
François Medeline - l’Ange rouge - éditions de la Manufacture
Hugues Charybde, le 7/12/2020
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