Le décolonialisme rétro-futuriste exemplaire de Raed Yassin sur "Archeophony"

Archeophony de Raed Yassin emporte dans un espace-temps où instruments et voix traditionnels rencontrent des sons électroniques expérimentaux d’une manière très singulière. Bienvenue dans la bande-son d'un film de science-fiction psychédélique qui joue dans votre cerveau, comme une machine à voyager dans le temps qui, du futur regarderait le passé.

Dans une veine quasiment archéologique, ce nouvel album de Raed Yassin nous emmène dans un voyage à travers des sons et des voix extraits d'archives sonores du passé, réarrangés et reproduits grâce à l'électronique, la distorsion, l'échantillonnage et l'assemblage. Des boîtes à rythmes, des synthétiseurs et des sons électroniques fusionnent avec des voix et des instruments traditionnels enregistrés en solo dans différentes parties du monde, s'unissant pour créer un son à la fois contrarié et magique qui ne ressemble à aucun autre. Ou comment effacer numériquement les traces du colonialisme pour réécrire au passé l’Arabe du futur ( merci Riad Satouff !).

Basé sur des enregistrements de musique dite "ethnique" réalisés entre les années 50 et 80 par des ethnomusicologues occidentaux dans un esprit véritablement colonial(iste), l'album tente de réaliser une archéologie du son qui reflète à la fois l'histoire du cours et sa distorsion continue par les pouvoirs en place. Le résultat est une archive vivante étourdissante de l'histoire sonore ainsi que la présentation d'une orchestration expérimentale unique. En relisant l'histoire de la musique de cette manière, Raed Yassin s'efforce de jouer le rôle d'un chef d'orchestre. L'orchestre est l'Histoire elle-même, et il la sélectionne, la déconstruit, la souligne, la met en sourdine et la déforme à travers cet album. Ce qui vient de suite à l’esprit, c’est l’esprit décolonialiste du propos et la réappropriation culturelle qui en sort. Et, de la part d’un Libanais exilé à Berlin, ça ne manque pas de sel.

En tant qu’artiste, Raed Yassin est autant un artiste visuel que sonore qui, par ses images, déconstruit la vision européenne du monde arabe. C’est aussi un membre clé de la scène musicale underground libanaise depuis de nombreuses années. Il est l'un des organisateurs du Festival de musique expérimentale d'Irtijal depuis ses débuts, et a fondé son label de musique conceptuelle Annihaya en 2009. Il est membre de plusieurs groupes, dont le Trio "A", PRAED, entre autres. En tant que contrebassiste, il a développé une technique personnelle et indépendante étendue, en employant différentes préparations et objets sur son instrument. Il s'intéresse ici beaucoup aux textures, aux énergies et aux vibrations, à la densité du volume et du son, plutôt qu'aux structures mélodiques conventionnelles. Également musicien électronique et platiniste expérimental, son approche du vinyle va de la déconstruction de la musique pop arabe au réexamen des archives musicales traditionnelles des pays du Sud. Avec son duo PRAED (avec Paed Conca), il joue le rôle de chanteur et de synthétiseur, fusionnant le free jazz avec le rock psychédélique et la musique égyptienne Shaabi. Il s’est exilé à Berlin en 2019 car à ce moment précis de la crise libanaise, il vivait comme nous sous l’actuel confinement, sans possibilité de s’y exprimer.. Bien lui en a pris… Non ? Wire lui consacre deux pages dans son numéro daté de décembre 2020, vous en apprendrez plus sur son acolyte de PRAED et ses envies futures.

Après le Fourth World de Jon Hassell, le travail conséquent de Gilles Peterson ou de David Byrne et les sorties pointues délivrées avec régularité par Akuphone ( qui le publie ici ), on dirait qu’on sort enfin des kitscheries néo-colonialistes, encore à l’œuvre ces dernières années. Fin de la récréation, vive la création !

Jean-Pierre Simard le 2/12/2020
Raed Yassine - Archeophony - Akuphone

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