Variabilité marseillaise de la joie par le langage
Un couple d’amis fortuit et nécessaire, une fuite d’eau inordinaire, un langage détourné et réagencé pour percer certains mystères : “La mesure de la joie en centimètres”, roman d’Arno Calleja, est une mystérieuse fête marseillaise du sens et de son recel.
Le narrateur de ce bref roman (80 pages) se confie à nous, volontairement ou non, par le biais « d’un cahier Conquérant 32 x 23 de 48 pages unies ». Il y a consigné méthodiquement, dans une langue bien spécifique sur laquelle on reviendra, sa rencontre fortuite, à Marseille (« une ville grande avec des marins-pompiers et des filles avec des belles fesses rondes qui marchent »), dans le quartier d’Endoume (la précision tiendra un rôle essentiel dans ce récit), avec Benoît, camarade de classe de l’année de leurs treize ans à tous deux, perdu de vue depuis presque quinze ans. Benoît : « C’était un garçon mystique grandement mystique. Toujours tout seul avec dieu. » Le narrateur : « J’allais commencer à réfléchir à ma façon de faire désormais. » Si la rencontre semble bien fortuite, la curieuse émulation à sens unique qui se fait très vite jour semble bien nécessaire : Benoît ne change pas grand-chose à sa vie quelque peu recluse mais en tout cas extraordinairement réglée, mais le narrateur se lance à son tour, sans prétention toutefois au mysticisme, dans la rédaction d’un cahier (celui que nous avons, lectrice ou lecteur, sous les yeux), et dans une tentative de réflexivité qui semblait lui avoir été jusqu’alors totalement étrangère. Jusqu’au moment où quelque chose vient dérégler la machine, qui n’était pourtant déjà pas une véritable horloge : une fuite d’eau se déclare dans le studio de Benoît, menaçant progressivement l’ensemble des voisins de l’immeuble, sans que nul ne parvienne – y compris l’homme de l’art appelé au bout d’un moment – à localiser et encore moins à réparer cet épanchement si bizarre.
J’avais proposé à Benoit après notre première retrouvaille de se retrouver ensemble à la mer aux Légionnaires pour se revoir une deuxième fois. Mais Benoit n’avait pas compris l’idée de se retrouver ensemble à la mer devant la mer pour se revoir. Benoit ne sortait jamais de chez lui. Ou si Benoit sortait de chez lui c’était j’imagine pour marcher sans flâner de chez lui à l’endroit d’arrivée. Et une fois arrivé à l’autre endroit d’arrivée faire ce qu’il avait à faire puis faire demi-tour et rentrer. À mon avis, Benoit n’avait pas l’idée de s’arrêter et de passer du temps à l’arrêt devant un paysage la mer par exemple. Aussi Benoit m’avait dit de nous voir plutôt chez lui plutôt. Dans son studio. Et c’était là que j’avais vu son studio et pour la première fois dans un coin le matelas qu’il déroulait le soir pour dormir dessus. Il me l’avait dit. C’était le studio du 6e étage du numéro 8 de la Turcon à Endoume. Je donne l’adresse précise de Benoit qui est le lieu où s’est déroulé ce que je vais raconter afin qu’on puisse vérifier ce que j’écris si l’on veut vérifier la véracité de tout ce que je vais raconter. Et les dates aussi si elles me reviennent je les donnerai. Benoit n’avait pas de table dans son studio il écrivait dans son cahier assis au sol le cahier appuyé sur ses genoux repliés. Dès la première fois que j’étais allé chez lui il avait écrit dans son cahier en ma présence dans son studio et je l’avais vu faire. C’est comme ça que j’avais su sa posture.
Distiller de ténues touches confinant au fantastique pour faire dérailler le réel et son quotidien est déjà un art à part entière. S’approcher sans frémir et sans rater sa cible des contreforts de la folie ordinaire en est un, tout aussi difficile, si ce n’est davantage, comme le soulignaient dans leurs chroniques aussi bien Guillaume Contré que Nathanaël Viduité. Et leur assemblage réclame une maîtrise extrême. Parmi les autrices et auteurs contemporains qui pratiquent avec succès l’arpentage de ces régions dangereuses, on songera certainement au brio et à la minutie langagière de Perrine Le Querrec (surtout dans « Jeanne L’Étang », « Le Plancher », « La Ritournelle » ou « L’Excédent ») ou d’Andréas Becker (tout particulièrement sans doute dans son « L’effrayable » et dans son « Nébuleuses » – mais aussi plus récemment avec son « La castration »). Arno Calleja nous avait montré, au minimum avec sa « Performance » (2012) et son « Titre simple » (2019) à quel point son inventivité maîtrisée lui avait permis de dominer la sauvagerie naturelle de la langue ne demandant qu’à se déchaîner dans certaines situations. Avec cette « Mesure de la joie en centimètres », publiée, à nouveau chez Vanloo, en cet automne 2020, il nous offre une démonstration éclatante du pouvoir des mots réagencés à la limite, lorsque l’orthographe et la syntaxe devenus flux de pensée deviennent des outils renouvelés pour percer certaines significations mystérieuses et ce qui les recèle peut-être.
Chez lui on ne parlait jamais de moi il ne me posait jamais de question et j’aimais ne pas parler de moi à ce moment de ma vie je me sentais inintéressant en général et inintéressant en particulier en rapport à Benoit. Qui m’avait beaucoup impressionné depuis nos 13 ans comme je l’ai dit et à qui j’étais soulagé de ne pas parler de ma vie de magasinier célibataire à Marseille. Où je ne connaissais personne. Dans la ville. Et où j’avais peur. Une peur de sortir et particulièrement une peur de sortir le soir qui était une peur générale des gens et une peur particulière des filles et une appréhension à l’idée de rencontrer une fille et je n’aimais pas boire dans des bars de toutes façons. À ce moment de ma vie j’étais vierge et je ne vois pas le problème de l’écrire. Alors je ne lui parlais pas de moi et il ne le remarquait même pas. Séparer comme je viens de le faire les gens et les filles dans deux catégories est une façon étrange de percevoir l’altérité je viens de m’en rendre compte en l’écrivant. Parce qu’après avoir rencontré par hasard Benoit dans la rue d’Endoume et après s’être revus une seconde fois dans son studio je m’étais mis à écrire moi aussi dans un cahier à moi et en écrivant j’avais commencé de percevoir mon étrange façon de percevoir les choses. Quand je relisais. L’écriture me montrait mes façons étranges et mon orthographe fausse et ma difficulté dans les phrases et mon absence d’imagination. Par exemple je pouvais seulement décrire ma journée pour pouvoir faire une phrase. Je ne pouvais noter qu’une phrase descriptive de journée. Mais pas une phrase de pensée. Je ne pouvais pas décrire ma pensée en une phrase de pensée. Je ne pouvais écrire que des choses vécues et descriptibles de ma journée dans une phrase inintéressante mais que je me forçais pourtant de noter dans mon cahier. Écrire une phrase d’imagination ou de pensée ou de question je n’y arrivais pas. C’était un exercice. Je m’appliquais. J’avais tenu cet exercice d’écriture pendant 3 mois. Du jour qui avait suivi ma rencontre avec Benoit jusqu’à aujourd’hui. Mais aujourd’hui j’écris pour une raison différente. Une raison précise. On va comprendre pourquoi.
La belle chronique de Nathanaël Viduité sur son blog est ici, tandis que le stimulant article de Guillaume Contré dans Le Matricule des Anges est là.
Arno Calleja - La mesure de la joie en centimètres - éditions Vanloo
Hugues Charybde le 13/11/2020
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