Wire, à l'heure de Mind Hive, ça secoue dans les coins
Si le punk de 1976 a fait semblant d’oublier la mélodie pour se consacrer au bruit jouissif, le Wire de “Pink Flag” en 1977 a rebattu les cartes autrement. Et ça continue aujourd’hui, avec la sortie du très beau “Mind Hive”. Gang of Four avait sorti l’artillerie situ et le Pop Group l’anarchie funk. La suite est là, planquée sous le maquillage à parler pop, comme pas deux !
Et justement, ce n’est pas un album de rock de plus ; c’est bien mieux ! ( là, c’est le format Twitter :-) ), alors hop, un pas de côté, par un extrait de la réflexion déployée par La Féline sur la pop - Dialectique de la pop par Agnès Gayraud par Julien Bécourt (l’intégrale de la conversation ici ) paru hier sur le site Switch on paper :
Les contradictions que formule John Maus souvent avec (et à propos de) R. Stevie Moore, ou de sa propre musique, sont ailleurs. C’est une approche à laquelle je suis sensible, parce qu’elle dialectise en effet les éléments utopiques et dystopiques de la pop. Elle le fait de façon assez postmoderne ne voyant la possibilité d’une reconquête du premier degré que sous une sorte de vernis, ou de voile d’ironie, comme si la mélancolie ne pouvait pas se montrer telle quelle, car nous n’y croyons plus à fond. Si tu me poses la question en tant qu’artiste, je ne ressens pas, personnellement, autant que John Maus le besoin de flouter mon attachement aux mélodies sous des couches sonores destinées à les rendre hypnagogiques, moins immédiates aussi. Je crois être moins gênée par l’émotion dans la musique, moins soucieuse aussi de faire démonstration de ma capacité de réflexivité sur la forme pop dans mes chansons. Je trouve toujours que le plus difficile, c’est de faire une grande chanson, qui bouleverse les gens, d’une manière ou d’une autre. Point.
Wire dès le départ savait foncer à donf et ralentir à souhait , juste pour souligner le propos d’un rock ( le post-punk) qu’ils envisagaient et présentaient comme autre son, renouvelé de la cave au grenier. Mais ne variant les paramètres - et refusant de se répéter le plus souvent possible, ils sont passé ailleurs et ont défini un genre avant de splitter momentanément. Autres thématiques, autre jeux des instruments, autre production, grosse claque qui - d’entrée les faisaient reconnaître par la précision du son, son ampleur, sa rage et ses parti-pris. On dira qu’il y a une patte Wire, constante et présente depuis qui, en jouant de ses paramètre, sait très souvent trouver de nouveaux terrains de jeux.
Mais on peut imaginer que les effets de la décroissance sur la musique populaire enregistrée finiront pas tendre à en réduire le caractère globalisé, déterritorialisé, pour reconstruire d’autres modèles de partages. Tu as vu lors des manifestations au Chili en ce moment, des centaines de guitaristes se sont rassemblés avec leur instrument pour jouer un morceau du grand chanteur populaire et militant Victor Jara. Pinochet l’a fait assassiner en 1973, après lui avoir fait trancher les doigts en public. En 2019, voilà que des centaines de doigts rejouent ses chansons au nez et à la barbe du pouvoir. Ce sont des effets symboliques que l’enregistrement n’a pas en lui. Toutefois, cette réflexion n’implique pas que la pop brûle de ses derniers feux. J’ai beaucoup réfléchi à la possibilité de produire un geste philosophique, théorique sur la pop qui ne soit pas une condamnation à mort de l’objet. Friedrich Hegel a écrit que la « chouette de Minerve s’envole à la tombée de la nuit » : il voulait dire par là que l’intelligence ne formalise les choses qu’une fois que celles-ci arrivent à leur terme, à leur mort. Bref, quand le concept arrive, la chose est morte. J’aimerais penser que ce n’est pas le cas.
Wire a passé sa carrière à faire ce que font tous les grands groupes : traiter les succès et les échecs de la même façon. Mais il ne faut pas confondre cela avec le fait qu'ils soient difficiles ou volontairement abstraits, et leur excellent Mind Hive en est la preuve. En effet, sur ce dix-septième album, Wire est un groupe au sommet de sa pop et de son humour. Prenez "Cactused", un groove propulsif qui attire l'attention des oreilles, amplifié par le chant nerveux de Colin Newman qui rappelle un Bryan Ferry fortement caféiné. Sur cet album et sur l'atypique "Off the Beach" (guitares acoustiques !), Wire se délecte d'idées faciles à avaler et de tics sonores qui se logent dans l'esprit lors d'écoutes répétées. En écoutant l'atmosphère spatiale de "Unrepentant", le son automnal de Newman, floydienne du groupe . C'est le moment le plus directement beau et le plus émouvant de l'album. Il y a aussi une discipline de fer, comme sur le noise rock de "Hung", qui mijote pendant huit minutes, en restant rythmiquement rigide, même s'il menace constamment d'atteindre son apogée.
JB : Ce qui revient fréquemment dans ton ouvrage, ce sont les notions d’idiosyncrasie, de singularité, de subjectivité, de vernaculaire… Tous ces termes ne recouvrent-ils pas en définitive ce qui fait l’essence même de la pop, quand bien même elle serait un phénomène de masse ? Est-ce qu’on ne chercherait pas dans la pop à la fois le plus petit et le plus grand dénominateur commun ?
AG : On peut le dire comme ça, oui ! L’art musical le plus nominaliste et le plus universel (dans son concept utopique, ce que je définis comme l’utopie de la popularité), mais même cela mérite d’être nuancé : la critique du faux universel a souvent conduit la musique populaire à affirmer la particularité contre l’universalité, notre musique contre la leur.
Maintenant, ce qui fait un grand disque, c’est plus les à-côtés qu’il a mis en place pour dire son présent à lui, en gardant des formes connues pour la reconnaissance et en y plaçant l’actualité de son discours dans un ailleurs et maintenant qui fait avancer les choses. Ici, on a beau connaître les paramètres du son, on adore comment il se déploie et se manifeste : toujours à se cogner la tête contre les murs de l’incompréhension, tout en ménageant des passages mélodiques pour le dire autrement. En un mot, retrouver l’émotion en la propulsant à sa vitesse propre. C’est tout Wire, et s’avère impeccable.
Jean-Pierre Simard le 24/01/2020
Wire - Mind Hive - Pink Flag Records