L’Atelier des saveurs de Charles Sagalane titille le livre de cuisine et abolit l’écriture culinaire
Transfiguré par la poésie, un formidable atelier mondial des saveurs, qui se croisent et se mêlent sans jamais se nuire, bien au contraire. Goûteux, intime et politique comme jamais. On brassera et on verra.
(Nous ne sommes que saveurs.)
(Aussi bien prendre des notes.)
Dans le vaste Musée Moi (titre global d’une oeuvre se présentant patiemment comme une rusée fusée poétique à étages) entrepris par Charles Sagalane, qui s’étaye et se renforce au fil des ouvrages, « 47 Atelier des saveurs », publié en 2013 à La Peuplade, a peut-être un statut légèrement particulier. Nulle part sans doute le poète accumulateur d’objets et de sensations ensuite soumis à intense transformation poétique, de « 68 Cabinet de curiosités » (2009) à « 96 Bric-à-brac au bord du lac » (2019), en passant par exemple par « 51 Antichambre de la galerie des peintres » (2011), n’a poussé aussi loin, me semble-t-il, la possibilité de jouer sur le sens même du mot langue, simultanément langage / écriture et organe du goût.
BENTO
Japon
« As-tu mangé des bentos au Japon ? » Oui. « Des yakitoris ? » Oui. « Des sushis ? » Les meilleurs de ma vie. « Tu dois en avoir long à raconter. Le meilleur c’était quoi ? »
la chair qui vibre de la mer
le printemps dans la glace au matcha
le houblon taquinant le yuzu
des fleurs de cerisier au coin de mon assiette
embrochés le cou la queue le cœur les cartilages
regarder cuire l’okonomiyaki
la texture folle du shirako
chez le marchand de thé le culte du thé
dans le bol un miroir chlorophylle sa peau de chocolat
et son corps umami
savourer quand j’avais faim
déguster quand j’avais soif
« Mais le meilleur des meilleurs ? » Que tout goûte un peu salin et la fiche suivante.
De Chine, du Japon, du Québec, de l’Inde, du Vietnam, du Maroc, du Maine, du Tibet, de Paris, de la micro-brasserie montréalaise à la chasse à l’orignal lourde de ses non-dits (on songera certainement, avec l’évocation de Pierre Perrault, à l’immense « Scène de chasse en blanc » (1986) de Mats Wägeus), les saveurs et les moments qui y furent associés affluent (47 fois, pour expliquer le discret rituel oulipien qui habite le Musée Moi). Leur échelonnement volontaire, du plus lointain ou exotique au plus proche ou enraciné, balise à nouveau le vaste terrain qu’arpente Charles Sagalane au gré de ses différentes collections. « 47 Atelier des saveurs » montre peut-être bien davantage que d’autres pierres de l’édifice à quel point la mondialisation conduite par le haut vaguement méprisant des élites financiarisées et de leurs connivences économiques n’a rien d’une fatalité, malgré le pessimisme des discours ambiants : si un certain type d’internationalisme semble quelque peu en sommeil aujourd’hui, nombreuses sont les micro-actions (et pas uniquement les microbrasseries) qui prouvent chaque jour, aux quatre coins du monde, qu’une culture partagée, curieuse et alerte, ne reposant pas sur la dépense et sur la marchandisation échevelées, est plus que jamais possible – surtout si elle sait utiliser, comme ici, le levier trop souvent négligé de la poésie en action.
REPAS DU MIDI
Chez grand-maman Lavoie, Saint-Gédéon, QC
Je dirai : délicieux.
Je dirai : mon pauvre tit garçon, tu peux pas trouver ça si bon, y’a rien dans ce hachis-là.
Dirai : voulez-vous partager un sachet de thé ?
L’eau qui bout, je dirai : vos galettes au sirop, grand-maman, j’arrive jamais à les faire aussi bonnes.
Dirai quelquefois : tu as toujours aimé ça, la cuisine, tu jouais dans l’armoire, tu sortais les marmites, ta mère te voyait mener ton barda, laisse-le donc faire, j’y disais, on ramassera tout ça après.
Sans même ouvrir la bouche, je dirai : je te mettais emmitouflé dans une lèchefrite, là, devant le four, sur une chaise, et j’ouvrais la porte pour te tenir au chaud.
Comme les objets déclassés survivant dans leurs remises, comme les toiles de grand maître ou de petit maître dont la valeur ne saurait se réduire à leur prix de marché, comme les curiosités lourdes de leurs ramifications secrètes, comme les habits glanés ou soudain emblématisés, les saveurs portent une signification qui ne se laisse pas enfermer dans une accumulation primitive de marchandise. Jeux de mémoire, jeux de langue, jeux de résistance à l’abrasion, jeux offerts gratuitement : « 47 Atelier des saveurs » témoigne avec force, au sein du vaste Musée Moi, d’une persistance collective de la vision qui ne se laisse pas aussi facilement enfermer ou mettre à terre. Et ce n’est pas le moindre mérite de la poésie subtile de Charles Sagalane que de, l’air de ne pas y toucher, nous en convaincre plus que jamais.
PROJET ANNEDDA
Autour de Mario d’Eer, Congrès de l’Association des microbrasseries du Québec, Montréal, QC
Annedda
arbre de vie
sapin baumier
qui a mordant de romarin
sauge qui fume, cèdre oui, mais plus résine brûlée.
Le cahier des charges doit être resserré. Il faut se mettre d’accord. Fixer la couleur, la part de malt foncé – caramel doux, café. Dans nos verres, trouver un accord – sapinage délicat, moelleux des céréales crues, sensation grillée. « Veut-on aller vers une température de fermentation plus élevée ? » Nous discutons. Place aux agrumes, à la pomme verte quand la levure s’exprime. « Dans le profil d’équilibre des saveurs, on a démontré que c’était important. » Certains voudront cueillir les pousses fraîches du printemps. On prend des notes pour le prochain brassin. « Ferme-t-on le style à d’autres épices ? »
Annedda
arbre de vie, cèdre oui
résine de pin, baumier le sapin
bouillon qui a donné la vie en colonie.
Bon, assez palabré. Disons prédominance aux conifères. Pour le reste, on brassera et on verra.
Charles Sagalane - 47 Atelier des Saveurs - La Peuplade éditions,
Charybde2, le 18/06/19
l’acheter ici