Lucie Picandet, à bâtons rompus, se livre à l'Autre Quotidien
Lucie Picandet poursuit son grand voyage introspectif et sensible dans son monde-corps cerveau, œil, cœur, flore intestinale… Son inconscient et son univers se déploient et s’inventent sous nos yeux dans une mise en formes et en mots échevelée. Interview balaise.
Les critiques d’art vous définissent entre la création et la critique cinématographique … et pourtant, vous partez des mots pour créer vos images, en un continuel va-et-vient des mots aux images crées (broderie, sculpture, dessin ou peinture à la limite de sculpture avec les émophones).
Lucie Picandet : Je ne fais pas de critique de films mais j’ai rédigé une thèse en esthétique du cinéma ; ce qui est très différent. Le goût pour l’histoire et l’esthétique du cinéma me vient des Beaux-Arts, où nous avions la chance d’avoir des conférences au Jeu de Paume avec les auteurs des Cahiers du cinéma. Cela m’a ensuite donné envie de lire les livres de Deleuze sur le cinéma et la philosophie et d’écouter ses cours enregistrés (1979-1987) à la BNF. Maintenant, ses cours sont accessibles en ligne.
Le texte est-il votre script pour toute création et comment s’opère la transformation?
Lucie Picandet : Tout ce que je fais visuellement provient de mes textes. Pour passer de l’un à l’autre, ça peut être plus ou moins difficile surtout lorsque ce sont des poèmes en mots inventés où la pensée devient infigurable. Mais c’est toujours fascinant car même lorsqu’il s’agit d’une simple illustration, l’image va toujours un peu ailleurs, au-delà ou en-deçà du texte. C’est à ce moment que je retourne au texte pour lui ajouter ce qui est apparu durant la phase plastique.
Et, dans ce cas précis, comment vos cahiers ne montrent-ils aucun texte ?
Lucie Picandet : J’ai des cahiers qui ne montrent que des images, d’autres des textes, d’autres les deux,… Seuls les cahiers brodés sont différents car ils renferment en eux-mêmes un processus d’écriture inconsciente. C’est-à-dire : en brodant une image sur le recto d’une page, le verso de cette même page rendra un motif abstrait ressemblant à un ensemble de signes. Je reporte sur la page suivante ce même ensemble ; lequel donnera à son tour d’autres signes sur le verso, etc… La broderie m’a beaucoup intéressée à un moment de mon parcours car j’avais l’impression de pouvoir écrire et dessiner en même temps ; et ce, de la façon la plus précise qui soit. Avec la série des Couds c’était comme toucher du doigt ma propre vision.
Entre lares et pénates- qu’est-ce qu’un autel pour émophone ? Etait-ce la première façon d’envisager l’émophone et pourquoi ?
Lucie Picandet : La première fois que j’ai intégré des cailloux à mon travail c’était en 3ème année des Beaux Arts. Et, en effet, ils tenaient la place d’idoles. Les cailloux étaient mes dieux. A ce moment, j’étudiais la Théologie à l’IAS, à Paris et j’avais suivi également des cours d’analyse de l’image sur les icônes orthodoxes. Les icônes sont des peintures qui se lisent, chaque ligne y est un signe ; d’où le hiératisme des figures mais aussi leur efficacité en terme de rapport de formes et de tons. Et puis, la « gloire », ou le fond enluminé à la feuille d’or qui n’est rien d’autre que l’éternel retour du dieu. A travers l’icône, c’est lui qui nous regarde. Et ce qui m’avait le plus passionnée c’était que le contenu de l’image « réagit » sémiotiquement à ce regard : les figures des icônes sont mates parce qu’elles sont représentées à contre jour de cette lumière qui est interprétée comme éblouissante ; de même, la perspective des trônes, des lits, etc. qui contiennent les figures, est inversée, pour transmettre l’idée que lorsque le dieu créateur de toute chose regarde, toutes les choses du monde sont tournées vers lui. La subjectivité du divin, comme absolu spatial, est quelque chose qui me fascine. C’est pour ça que j’ai choisi les cailloux, à l’opposé de tout ce système de signes, pour que l’on puisse enfin idolâtrer la terre, notre planète, par le biais d’une chose qui est à notre portée et qui pourtant nous échappe totalement, par sa forme incongrue, bien que lisible, son histoire sédimentée en lui.
Racontez-moi la fabrication de l’Ouïe perlée d’Eucheux, dont le fragment arbore autant un dessin vaginal que d’oreille interne, comme la partie représentée des Méandres de l’Aoïn - mais ce n’est qu’une partie…
Lucie Picandet : C’est mon endroit préféré sur Eucheux. Y naissent des émotions sonores précieuses que l’on prend d’abord pour un lapsus, une langue qui fourche…et se révèlent riches de sens cachés.
Quel est votre rapport à l’art brut ? Une question qui se pose automatiquement (en plus de celle du dadaïsme du propos) quant à l’invention des mots et la façon de les recadrer proprement dans une toile ?
Lucie Picandet : J’adore l’art brut. J’aime aller à la Halle Saint-Pierre, j’aimais beaucoup la Maison Rouge, c’set dommage que ce musée ait fermé. J’aime la liberté que les artistes d’art brut sont capables d’atteindre. Les seuls moments où j’ai eu vraiment une impression de liberté totale c’était dans l’écriture. Comme si je pouvais aller où je veux dans mon cerveau avec le système que je m’étais fabriqué. Je dirais que mon rapport à l’art brut c’est l’art conceptuel. Quand le concept sert de cadre, la sauvagerie peut exploser !!!
Pourquoi vouloir sculpter les mots ? Seriez-vous disciple du Foucault des Mots et des Choses ?
Lucie Picandet : Foucault m’a beaucoup apporté. Les mots et les choses oui, bien sûr, mais aussi ses études sur Raymond Roussel et Jean-Pierre Brisset…
En suivant un autre axe, le projet « Celui que je suis » aborde le corps et ses représentations. Vous en dîtes : « Chaque épisode de cette fiction est une expérimentation poétique de mon corps comme lieu imaginaire. Le protagoniste s'appelle "l'Hui" (pour le "jour d'hui"). Suivant les situations dans lesquelles il se trouve, je cherche, moi conscience, à pénétrer les moindres recoins de son organismes, afin d'inventer ses souvenirs, ses fantasmes, ses pulsions et perceptions, en les nouant entre eux... »
Lucie Picandet : A l’inverse de la précédente entreprise des Emophones qui se jouent des mots, Celui que je suis joue des images comme Artaud ou Deleuze et Guattari avec Leur corps sans organe - pourquoi reformuler le désir. Le trouvez-vous si absent de votre vie ? ( quand votre travail signifie que vous nagez en plein dedans…)
Les Emophones ne sont rien d’autres que des bribes de sons recueillies par moi lorsque j’étais PDG du centre émotionnel d’Hui. Lorsque j’écrivais Celui que je suis à déjeuner, mon protagoniste - toujours ce même Hui -, vivait dans un instant présent si présent, si prompt à venir et disparaître, que moi, pauvre narratrice-écriveuse, j’étais toujours à la traine d’un milliardième de seconde derrière mon personnage et j’avais beau le suivre dans les moindres recoins de sa psyché tortueuse, je ne pouvais jamais être qu’en retard sur le monde, en passant par ses yeux. Ce retard, c’était ça la fiction. C’était dans cette épaisseur temporelle que se trouvait le possible. Mais je ne sais pas si j’ai bien répondu à la question, car le corps sans organe est quelque chose que je n’ai jamais très bien saisi chez Deleuze et Guattari, je n’ai jamais trop rien compris à Artaud, non plus, je l’avoue…
Votre phase broderie arrive quand vous ne comprenez plus l’intérêt de la peinture – je vous cite – « Très rapidement, la toile devint un dispositif qui me permettait de répartir, entre la face et le dos, la conscience et l'inconscient. Dès lors, broder revenait à faire communiquer ces deux parts étrangères l'une à l'autre.La toile m'apparut également comme une grille, comparable à la grille de la langue constituée de mots et, en deçà, de morceaux de sons qui font sens. En brodant, c'est-à-dire en passant le fil dans la maille de la langue qu'était devenue, pour moi, la toile, je pouvais penser, non pas en dehors de la langue, mais, pour ainsi dire, "à travers elle. »
Lucie, la question qui me vient à l’esprit : êtes-vous un control freak ? Et corollaire, la création artistique ouvrant le champ des possibles, parler de grille ne revient-il pas à dire que ‘inconscient est ici vécu comme machinique ? Alors pourquoi ?
Lucie Picandet : Machinique, oui car il est toujours en dialogue avec le conscient, ce qui produit le nouveau, à mon sens. Il n’est en tous cas certainement pas mécanique, suivant la nuance que Deleuze a apporté entre les deux termes en parlant de Leibniz.
Dans vos vidéos en ligne : de Tour en août qui dévoile un certain monde à Ex voto qui remercie l’existence et enfin l’Action Painting qui fait de la peinture à l’œil, on peut tisser (broder même) un cheminement qui va de la surprise du monde (au cinéma, en retrouvant des codes de l’avant-garde des années 30 et du surréalisme) à la découverte de la prière (en action) qui se remercie dans la matière et le son pour revenir à l’image obsessionnelle de la peinture en train de se transformer dans/ sur l’espace de la toile.
(Rires) Mais au fait, personne ne vous demande de choisir ni un format, ni un support précis. Pourquoi cet attrait du multiple toujours à l‘œuvre ? Est-ce un brouillage de pistes, un démontage de code qui avance en terrain miné ? Et, à ce titre, a besoin de se dire de toutes les manières connues et pratiquées par vous pour exister, unique et singulier ?
Lucie Picandet : Ce n’est pas un brouillage du tout. Quand on dessine et qu’on écrit, je pense que la vidéo est le plus court chemin pour faire se rejoindre les deux.
Attracteur étrange que vous êtes, l’abstraction est-elle chez vous le moteur de l’action - ou bien ?
Lucie Picandet : L’abstraction, pas du tout. En revanche, le chaos si. Je pense que l’abstrait n’existe pas. Même un Rothko, même un Malevitch, même un Mondrian représentent quelque chose. Et par ailleurs, je suis profondément matérialiste ; ce qui ne m’empêche pas de croire à tout : l’âme, les licornes, le père noël...et même les choses fausses existent, et oui ! Tout est concret, tout est figure, tout est matière.
Propos recueillis par Jean-Pierre Simard le 7/05/19
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Lucie Picandet est représentée par la Galerie Vallois