Manuel Candré : Golem et expérience littéraire émancipatrice
D’un golem mythique et incarné au quotidien désenchanté, extraire le mince chemin d’une émancipation possible et d’un sens retrouvé à la vie. Une expérience littéraire d’une rare puissance.
À cela s’ajoute ceci que j’ai constaté et que je trouve extravagant :
J’ai sur le corps une constellation. J’ai la peau. piquetée. de points sombres comme des étoiles mortes, qui ne transmettent plus qu’une lumière froide et de plus en plus à mesure (de l’écoulement) du temps. Allongé sur les draps entortillés, découvrant des pans de peau nue, pâlie, je fais le compte méthodique des astres qui me composent, m’alourdissant par endroits, dessinant dans ce morceau neuf d’univers une figure cryptique du savoir, connaissance cachée par moi révélée. Ainsi, prenant la nuit pour couverture, je m’efforce de pénétrer les secrets logés au cœur de la constellation que je baptise, puisqu’elle est mienne, constellation du pou. J’arpente d’immenses corridors formés par les étoiles qui, là, tournent sur le dedans, là, plongent vers un soleil oublié, le plus gros de tous, ailleurs et c’est un chant pulsé par la vibration chromatique de millions d’objets stellaires, suspendant mon cœur comme on pose une lune en orbite de l’être absent. Seul à danser. Je parcours seul mon royaume sans âme, qui de personne ne résonne, plié en mille dans l’espace infinitésimal d’un feuillet papier, je cours. Pris par surprise de l’immensité qui se tord sur la peau, la faisant advenir comme une broussaille éprise de feu. Ses points sombres luisent comme des bourgeons terminaux, m’invitent à m’y poser, chacune d’entre nous, connais-nous, car nous sommes tes mondes.
J’ai sur le corps une constellation. D’astres perdus dans leur course folle, d’étoiles orphelines prises dans l’indécision d’un univers sans lois, aucun objet pour en attirer d’autres, aucune courbe réglée, ni danse commune, les soleils y sont morts. Dans cette chambre de chair où le froid n’est jamais compensé, je flotte parmi elles, les voix, au gré des rares courants de lumière émis par on ne sait quelle roche en fusion et pour combien de temps. J’erre pour ainsi dire, porté par des vents solaires morts depuis des millions d’années. Dehors, le coq chante les quatre heures dans la nuit encore profonde, je m’agite un peu, les bras collés aux flancs se déplient, je passe la tête hors du drap de conjuration, ma respiration se projette aussitôt en amas de vapeur dans la chambre gelée.
(Ainsi je ressentais mon jour et ma nuit comme un unique plan délétère d’où véridisme et fantaisie cheminaient tels des astres malades.)
Manuel Candré m’avait profondément bluffé en 2014 avec « Le portique du front de mer », court roman publié chez Joëlle Losfeld, qui avait su inventer en beauté une langue sableuse et terminale, créée tout spécialement pour évoquer, reconstruire et faire revivre pour mieux la dissoudre dans un futur incertain la cité balnéaire parenthétique et indispensable qu’était le « Vermilion Sands » de James Graham Ballard. Cinq ans plus tard, il a su aller beaucoup plus loin, convoquant une compagnie de spectres au statut variable et nombre de ressorts secrets potentiels, kabbalistiques ou autres, tous façonnés en une langue hautement travaillée et pétrie, pour faire surgir du néant une Pragol qui n’est ni la Prague du mythe juif traditionnel du golem, fût-ce sans sa version puissamment solidifiée par Gustav Meyrink en 1915, ni une Prague alternative, ni même une Prague onirique ou emblématique, mais bien un terrain d’expérimentation et d’exploration littéraire et philosophique à part entière. Ce « Des voix », publié chez Quidam en 2019, nous alerte, nous signale sa principale autoroute apparente dès sa couverture, en y faisant figurer dans une fenêtre ajourée les caractères גולם, et en précisant dès la page de garde suivante « גולם : le golem en hébreu« . C’est pourtant loin d’être à une « simple » relecture d’une fable pourtant déjà riche et lourde des sens accumulés dans ses larges flancs que nous invite ici Manuel Candré. De ruelles sombres en tavernes enfumées, parfois presque volodiniennes(on songera peut-être, par exemple, au « Rituel du mépris »), parmi des ombres inquiétantes qui évoquent aussi certains décors du Jérôme Noirez du « Diapason des mots et des misères », on sent bien que peuvent rôder certaines carcassesoscillant entre celles, précisément désincarnées, de Raymond Federman et celles, SDF métaphoriques d’une temporalité illusoire, terriblement incarnés, eux, de Jean-Luc Manet.
Je me mis à parler aux murs pour distraire l’anxiété qui est l’ombre de la tristesse qui s’enivre d’elle-même. Pour ne pas sombrer totalement, je m’efforçai d’atteindre un motif à chaque heure passant sur moi son pilon. Mais le plus souvent ce stratagème échouait tant il est vrai que la volonté ne s’aurait s’armer que sur le solide rocher d’un dessein supérieur. D’où que je demeurai cloué au lit, tourné d’un côté, pesant sur un seul flanc qu’on ne saurait soulager le regard fixe à crier muettement au secours de moi. Je sentais constamment peser sur mes épaules le lourd couvercle de la fin qui ne viendrait jamais à ma rescousse. C’est ainsi que les choses allaient des heures durant, me portant tout doucement vers la nuit qui ne m’apportait rien de soulageant et au contraire les frayeurs qui l’accompagnent partout où elle se couche sur nous-autres, et que dire de la peur quand elle se conjugue avec la catatonie.
Plusieurs semaines de ce régime-là m’apportèrent des pouvoirs dont je ne sus que faire. Les voix, la capacité à chuter à l’infini sans me lever de ma paillasse, des visions de chiffres codant l’univers, une hyper-sensibilité olfactive qui me fit sentir l’odeur de fauves tapis dans des jungles humides, et plus que tout j’accédai à certaines informations sur le règne des treize, mais de ceci je ne suis pas autorisé à parler. Je me mis aussi volontiers à chanter en yiddish quand on voulut bien débloquer certaines parties de mon corps à ce savoir populaire, ce qui me procurait au moins le soulagement d’expulser. Il s’ensuivit de toute cette période des attaques fréquentes de paralysie générale du corps et de toutes les constituantes de ma personne, ainsi, peut-être ai-je évoqué ce point auparavant, que des compulsions intérieures à penser continûment.
Maintenant la lectrice ou le lecteur dans une savante et réjouissante ambiguïté, oscillant avec ruse entre les limbes fantastiques et le capitonnement de la folie psychotique (on songera certainement au magnifique et abominable « Chant de la mutilation » de Jason Hrivnak, produit dans une tout autre ambiance), Manuel Candré manie avec une affolante adresse l’ellipse et la suggestion, le mensonge assumé et le secret tacite, propulsant son narrateur engoncé et particulièrement peu fiable vers des sommets de reconstruction littéraire et de questionnement résigné vers un sens possible aux lettres tatouées, métaphoriquement ou non, sur son front comme sur celui de chacune ou chacun.
(J’ai bien aussi d’autres goûts qui parfois noient ma bouche, mais ceux-là je ne suis pas trop pressé de les ramener au jour. Ce sont des goûts de clair-obscur et de mutisme servile, de domesticité sans joie, les chairs éteintes, dans ces impasses de ma mémoire, je me perçois en colosse. Je me vois œuvrant depuis le tout petit matin, dans le silence des gisants, un outil à la main, portant de lourdes charges, allant délivrer tel message qu’on me glisse entre les dents ou dans un coin du corps, pendant qu’autrement on prie et on mange. Je suis pris dans des rets invisibles qui font de moi, par le rayonnement de commandements magiques, l’automate docile, rapide malgré sa lenteur, appliqué et précis, diligent sitôt qu’on demande, je ne sens pas de limite à ma force. On pourrait faire de moi une terrible sentinelle si on le souhaite, un gardien sans ombre, prêt à écraser tout ce qui ferait figure d’ennemi. Je repose dans des caves ou des greniers, montagne allongée de muscles d’argile, toujours immobile même lorsqu’elle se meurt. Au coucher des autres, mon front obtus s’anime du désir d’obéir, je me redresse jusqu’à toucher le faîte, je monte ou descends des marches, je porte des seaux d’eau sale aussi, m’exerce à toutes sortes de choses qui sont nécessaires à faire, sans ressentir de fatigue, sans particulièrement d’entrain, toujours somnolent même lorsqu’on m’agit, j’ai des masses au bout des bras. Ces jours-là me parlent comme un long crépuscule où, dégagé de toute hésitation, je ne parviens jamais à l’aube d’une mobilité que je convoite pas. Les galaxies dont on a fait mon corps sont mortes ou très anciennes. Pas de feu en moi, pas de danse, ainsi opère la magie du commandeur. Lorsque la nuit tombe sur la nuit, je range mes outils, je rejoins mon sol puis, malléable et éteint, je glisse dans l’inertie profonde des gouffres. Là, au cœur d’un repos sans vie, je ne rêve pas que je brise des chaînes, je ne rêve pas que le brouillard se lève dans ma bouche, ni d’étoiles brûlantes sur mon front, je repose comme des continents engloutis.)
C’est par la grâce d’une sidérante écriture bifide, qui permet au narrateur de se faufiler entre lointains rêves métaphysiques nourris secrètement de dialectiques maître-esclave et tâches quotidiennes, réelles ou inventées, mettant en jeu bières à partager en compagnie pareillement écrasée et légumes à trouver en mode survie pleinement activé, que Manuel Candré réussit l’une des plus belles prouesses romanesques de ces dernières années, transformant en profondeur un conte psychologique et fantastique en redoutable fable politique, quête souveraine d’émancipation et de sens à trouver au-delà d’une vie d’obéissance. Ce golem-ci, c’est toi, c’est moi, c’est nous, et des mystérieuses conditions de sa libération (au risque même de retourner définitivement à la boue) dépend peut-être bien in fine un sort du monde tel qu’il ne va pas. Revenir à la vie et ne plus attendre les ordres, en quelque sorte, en discernant enfin quelles voix écouter et quelles voix ignorer.
Je crois pouvoir discerner parmi les voix des ensembles particuliers de voix reliées entre elles par un caractère (ou une propension) dominant. S’agissant des voix anthropophages, je peux dire qu’elles sont pourvues de dents pointues avec la sainte vocation d’arracher des bouts de tissus et de chairs à chaque saillie. Ces voix sont par nature les plus agressives et correspondent dans la nature aux grandes bêtes carnassières tel le loup. La conséquence finale de leurs attaques n’est pas de démoraliser ou d’effrayer ou que sais-je encore, mais de démanteler le corps et l’esprit ensemble reliés confondus fondus dans ce principe abstrait : l’être. Elles ont l’appétit de détruire en arrachant peau chair et os organes pensées adverses sentiments en propre. Elles ne sont pas invasives comme certains autres groupes de voix, elles ne véhiculent pas l’aspect de maladies ou d’inconfort ni ne conduisent au bord de la folie, ce qu’elles cherchent simplement, annihiler et aussi absorber, car ce que j’ai senti d’elles, c’est qu’elles se nourrissent de ma viande ou de mes fluides et, bien entendu, de mon caractère, dans le but de me réduire et elles grossir et grossir. Leurs attaques sont terribles, si vous comprenez le tableau tel que j’ai voulu vous en faire jour. Je les qualifie non seulement de carnassières anthropophages, et encore bien plus que cela, car je vois qu’elles recherchent d’amoindrir, voire de faire disparaître toute humanité en nous autres. Certains ont évoqué, à ce propos, la dignité, et je suis, moi, bien obligé d’employer un autre mot en rapport avec ce fait central qu’elles sont génocidaires. Une fois prochaine, peut-être, je parlerai de certains ensembles de voix, les murmurantes, les crissardes, les semeuses d’épouvante, etc., aussi les rigolotes car, pour minoritaires qu’elles furent, j’atteste de leur présence parmi nous. Les savantes. Les prédicatrices.
Ce qu’en dit Jean-Philippe Cazier dans Diacritik est ici, la superbe lecture de Lucien Raphmaj, également dans Diacritik, est ici, et ce qu’en dit Léon-Marc Lévy dans La Cause Littéraire est ici.
Manuel Candré - Des voix - Quidam éditeur,
Charybde2, le 7/05/19
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