Il n’est jamais trop tard. Marvin Gaye (enfin, presque) peut enfin sortir “You're the Man”, l’album de 1972 enterré par Motown
Le marketing le vend comme l’album inédit, faut bien rassurer les plateformes, mais un coup d’œil permet de voir que tous les titres n’en sont pas; la plupart déjà sortis sous une forme ou une autre… Seul le tracklisting voulu et produit par Marvin l’est. Et c’est clairement (mais par intermittence) top niveau.
Quand Universal veut réécrire l’histoire de la musique, la major affirme que c’est pour célébrer sa mémoire et son oeuvre que Tamla-Motown et Universal éditent pour la première fois You’re the Man, l’album inachevé qui devait originalement succéder à son chef-d’oeuvre de 1971, What’s Going On, cet album-pivot qui a donné une conscience à la musique soul en l’aiguillant sur la voie de l’engagement social et politique. C’est marrant comme au passage, cela efface le Curtis Mayfield de Superfly et le Stevie Wonder d’Innervisions, les deux sortis en 1972, l’année même où You’re the Man aurait dû sortir, et où ces deux-là vont encore plus loin que Marvin Gaye. On y trouve déjà une raison au recul de Marvin au moment où le boss de Motown, Berry Gordy, lui explique tous les jours que le public réclame de la pop et pas des messages anti-Nixon …
Mais ce qui va finalement le décider à ne pas en faire un album complet, c’est le flop du morceau-titre sorti en single et qui peine dans les charts quand What’s Going On avait tout défoncé. Et peut-être, la sortie du Maggot Brain de Funkadelic qui conjuguait plaisamment psyché et funk sur le titre éponyme (on fait le lien facilement ici avec Piece of Clay). Le funk soyeux de Marvin était soudain dépassé par la pyrotechnie de Clinton avec Eddie Hazel. Les derniers moments de la guerre du Vietnam le voit blackboulé entre le registre d’excellence dans lequel il règne impérialement (euh… la voix de Marvin, quoi…); lui, le lover’s ultime qui veut lâcher son passé et se réinventer autrement- mais ne sait pas comment y parvenir. Après Let’s Get it On en 1973, de crise en crise, il partira se réfugier en Belgique, à Ostende avant de revenir triompher une ultime fois, dix ans plus tard avec son Sexual Healing qui réinventera la soul avec de l’électronique - et sa fin dérisoire, le premier avril 1984, quand il sera abattu par son pasteur de père qui lui reprochait sa vie dissolue. Entre temps, de compilations en live, on l’aura vu tutoyer les cimes de sa voix, mais plus jamais composer avec le bonheur et la synchro avec l’époque qui avaient fait de lui un jalon des sixties et un tiroir-caisse pour la Motown triomphante.
Hormis les quelques singles parus à l’époque, pratiquement toutes les chansons de cet album perdu étaient précédemment apparues sur des compilations et rééditions au fil des ans. Il s’agit toutefois de la première édition sur vinyle de ce matériel, et de la première fois que nous pouvons l’écouter dans son ensemble. Conçu pour interpeller les candidats à la présidentielle de 1972, il manque une ligne directrice à l’album qui recycle quand même les intentions de What’s Going On. Aujourd’hui, avec le recul, ça reste un échec somptueux. Symphony cache une perle de ballade soul, un peu gâchée par sa batterie presque robotique ; les deux autres, My Last Chance et I’d Give My Life For You, ne passeront pas à l’histoire, mais rappellent combien Marvin Gaye possédait une voix magnétique et d’une aussi rare que sublime sensualité.
You’re the Man arrive en édition double-vinyle, agrémentée d’un livret signé par le biographe de Gaye, David Ritz, et augmentée de quelques autres chansons enregistrées entre Detroit et Los Angeles, où Gaye et les studios Motown allaient élire domicile durant cette même période, dont le Checking Out avec un Bohannon pré-disco.
Jean-Pierre Simard le 2/03/19
Marvin Gaye - You’re the Man - Motown/Universal