Sur mon île (artificielle) du bonheur pour milliardaires repus

Heurs et malheurs d’une démocratie et d’une humanité en obsolescence programmée, de l’antique bataille des Arginuses aux fantasmes contemporains d’îles artificielles pour milliardaires entrepreneurs.

Alex fixe la boîte de bêtabloquants qu’il va peut-être utiliser avant de partir de chez lui, sa bataille du jour, ce rendez-vous qu’il attend depuis des semaines pour finaliser la présentation et la vente de son algorithme révolutionnaire, c’est maintenant. Le mur du salon-cuisine s’illumine et soudain il est là : l’homme qu’il va rencontrer dans trois bonnes heures, le Sphinx désormais bienveillant posté au seuil du futur d’Alex. Il s’agit de l’un de ces talk-shows pour lêve-tôt. Affable, ignorant les attaques fielleuses de ces derniers mois, Eon Hayek-Coriolan, le CEO libertarien de la multinationaleUToPIE, s’exprime en toute simplicité :
– Je suis en train de construire une maison… J’étais seul quand j’en ai esquissé les plans… Aujourd’hui nous allons modifier la maison. Elle va recevoir une famille. Comme tous ceux qui font construire une maison, je veux que la mienne soit en harmonie avec son environnement et ceux qui l’habiteront.
– Une maison d’une certaine taille tout de même, ironise sans méchanceté la journaliste star qui semble sous le charme, consciente du caractère sincère et sans détour de son interlocuteur, puisque votre île artificielle, portant le même nom que votre entreprise, UToPIE, va accueillir d’ici quelques semaines plusieurs centaines de vos employés, certains accompagnés de leurs familles. Pouvez-vous nous réexpliquer pourquoi, d’après vous, UToPIE constituerait le futur de notre civilisation ?
Il le peut, naturellement.

Alex touche enfin au but : après des années d’acharnement, d’espoir et d’hésitation, il est sur le point de vendre un algorithme, développé par ses soins, au milliardaire Eon Hayek-Coriolan, propriétaire de l’entreprise UToPIE, qui se prépare tout juste à faire emménager une grande partie de ses collaboratrices et collaborateurs (et de leurs familles) sur une île artificielle créée à grands frais et à encore plus grande réflexion au large d’un pays en proie à des difficultés financières, heureux d’accorder ainsi un statut extra-territorial fort rémunérateur à l’entreprise privée rayonnante. Syntagma, l’algorithme d’Alex, cœur d’une intelligence artificielle juridique et politique, devra établir et appliquer la loi, à définir – justement -, qui prévaudra sur l’île artificielle d’UToPIE. C’est ainsi que l’étrange obsession de l’informaticien pour l’antique bataille navale des Arginuses, presque à la fin de la guerre du Péloponnèse opposant Athènes et Sparte, s’est révélée particulièrement et paradoxalement précieuse, avec la connaissance intime qu’elle lui a offert à propos de la démocratie athénienne, de ses succès et de ses errances en matière juridique et gouvernementale.

Au commencement étaient les corps. En plein petit-déjeuner, Alex les voit, pathétiques, dérivant dans l’immensité noire de l’espace, vomis en grappes par les flancs de vaisseaux éventrés. D’une obscurité glacée l’autre, les mots ont muté depuis les temps lointains où Athéniens et Spartiates s’affrontèrent sur les flots rougis de la mer Égée. Difficile pour Alex de penser au mot « vaisseau » sans entendre résonner dans sa tête « J’ai vu des choses que vous autres ne croiriez pas. Des vaisseaux en flammes sur le baudrier d’Orion. J’ai vu des rayons cosmiques scintiller près de la Porte de Tannhäuser. Tous ces instants seront perdus… dans le temps… comme les larmes… dans la pluie. » Pourtant, Eon l’a dit, pourquoi se gargariser d’immensités intergalactiques quand ces mêmes profondeurs liquides dont les trières de l’Antiquité égratignaient juste la surface sont là, riches de possibilités renouvelées, à portée de main ? Alors qu’un nuage gigantesque de pollution englobe déjà la mégapole, Alex contemple ce spectacle sur sa terrasse, comme l’on admire une carte postale aux couleurs saturées par le temps, son lait de soja survitaminé en main, les yeux fixés sur ce nuage qu’il se plaît à considérer à ce moment précis comme une entité extraterrestre infligeant à ses prisonniers une torture douce et lente depuis des décennies. L’hélicoptère qui le transportera d’ici quelques heures devra s’extraire de ce nuage. Alex voit les visages, ou plutôt le visage, il distingue parfaitement le scintillement des globes oculaires figés à la surface d’une mer qui n’est pas d’huile, les bouches de cette unique face blême semblable au ventre mou d’un poulpe, yeux préhensiles et bouches-ventouses confondus. C’est le visage du peuple lorsqu’il crie vengeance qu’Alex perçoit. Il ne peut faire refluer ces images, ces corps, ces visages. La bataille des Arginuses fut l’un des plus éclatants succès militaires de l’histoire d’Athènes, épisode d’une guerre qui depuis plus d’un quart de siècle opposait la cité qui inventa la démocratie à Sparte et ses alliés. Pour toute récompense, les généraux commandant la flotte athénienne lors de cette victoire se voient limogés, au motif d’avoir manqué à leurs devoirs envers le peuple. Alex se l’est si souvent répétée, si souvent représentée, toujours à peu près de la même manière, cette histoire croisée par hasard et devenue sienne tant elle paraît cristalliser son engagement, son dégoût de la démagogie, de la vulgarité, des turpitudes de la politique. Mais jamais auparavant ne lui est venu à l’esprit qu’à force d’être ressassée, jour après jour racontée à qui veut l’entendre, une telle histoire pourrait insidieusement acquérir un sens différent, se trouver retournée comme un gant, contre lui, à la façon d’un chien fidèle qui un jour, sans avertissement, sans raison apparente, va mordre la main de son maître.

On connaît, avec « Golden Hello » ou « Terreur, Saison 1 », par exemple, la singulière capacité d’Éric Arlix, qui anima si longtemps par ailleurs la belle revue TINA, à explorer le cœur politique profond du contemporain par la littérature et par le rythme, souvent coupé et décalé. Je connaissais nettement moins Frédéric Moulin, architecte discret de projets artistiques tels que « Pillage »« Le mutant anachronique » ou encore le passionnant atelier « Les statuts de K » sur D-Fiction(à parcourir ici). Leur collaboration, pour cet « Agora zéro » publié en mars 2019 aux toutes récentes éditions Jou, parvient en 80 pages à établir une redoutable passerelle entre l’univers fantasmé des ultra-riches libertariens de la high-tech cool et confortable (dont le Pierre Ducrozet de « L’invention des corps » nous avait donné un tenace avant-goût), les interrogations légitimes sur les formes dévoyées de la démocratie contemporaine – à partir d’une lumineuse exploitation de certains points aveugles des démocraties antiques (on songera certainement au travail monumental et indispensable en philosophie politique de la Ninon Grangé de « De la guerre civile » et de « Oublier la guerre civile ? ») et d’une relecture efficace et soigneusement orientée de certaines pages de Thucydide, et les méandres réjouissants ou effrayants des progrès récents de l’intelligence artificielle.

À la descente du bus, Alex se retrouve face à cinq agents de sécurité qui inspectent les badges et les autorisations de mobilité, ce n’est pas un check-point mais un contrôle aléatoire comme il en existe plus souvent désormais, un drone filme la scène. Alex subit un scan rétinien puis lève les bras, l’agent face à lui n’émet aucun signe particulier, froid et concentré, il s’assure qu’Alex n’est pas un potentiel terroriste ou encore pire un journaliste sans accréditation. Habitué aux usages des zones franches, Alex n’est pas dupe de ce caractère « aléatoire » des contrôles, il sait que s’il était descendu du bus en chemin, dans le quartier géré par Bayer, dans celui géré par Typco, dans celui concédé à telle autre corporation partenaire d’UToPIE par un gouvernement exsangue, il aurait très certainement été plus ou moins discrètement contrôlé. Tacitement, il faut être une personne ayant une raison d’être là, une fonction, une utilité, faire partie du paysage, ce qui n’est pas encore son cas.

Il faut beaucoup de maîtrise d’une prose poétique et politique hautement spécifique pour parvenir ainsi à condenser les lignes de fuite spéculatives en diable d’une humanité entrepreneuriale de happy few organisant leur divergence d’avec le reste de l’espèce humaine, tant au plan technologique qu’au plan juridique – prônant plus ou moins discrètement un type bien particulier de transhumanisme. Autour de la figure d’Alex, beaucoup plus complexe et surprenante, qu’on ne pourrait le deviner initialement, et jusqu’au coup de sifflet final, Éric Arlix et Frédéric Moulin réussissent un passionnant et incisif tour de force.

Éric Arlix et  Frédéric Moulin - Agora zéro - Éditions Jou
Charybde2

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