Se faire tirer le portrait en 2019 par Brian Calvin
Plusieurs fois par semaine, les gens me demandent : ‘Que peignez-vous ?’ Et je leur réponds : ‘Des gens’. Je n’ai pas cherché à créer ces personnages emblématiques : ils se sont développés lentement, au fil du temps, jusqu’à être là, tout simplement. Je suis parfois assez partagé sur l’apparence de certains d’entre eux. Ces derniers temps, j’ai l’impression qu’ils changent d’aspect, qu’ils redeviennent plus naturalistes. C’est sûr que les gros yeux, les grosses lèvres, ultra-simplifiés, ça paraît ridicule… mais ce n’était pas intentionnel.
Grâce à une forme de dépouillement extrême, l’absence d’observation de personnes réelles et les va-et-vient du pinceau, mes personnages se sont affirmés, et puis j’ai voulu peindre l’univers qu’ils habitent. Je dirais que c’est l’une des raisons pour lesquelles, comme avec Wesley ou William Copley — qui m’ont influencé par la suite — ce que l’on pourrait appeler un style organique s’est développé. J’ignore pourquoi, parce qu’ils n’ont pas l’air naturel. On ne fait rien d’autre que peupler cet univers ; l’innovation et toutes ces choses proviennent de ce système fermé. C’est le contraire de ces artistes qui, tous les deux-trois ans, développent un nouveau style de trait. C’est peut-être passionnant, mais mon cerveau ne marche pas comme ça. Je continue de trouver un nouveau souffle dans la répétition, en tombant dans ce trou sans fin de connexions. » .
Laissons la parole au commissaire d’expo Eric Troncy qui fait très bien le job :
“Le nouvel ensemble de peintures et de dessins qui composent sa troisième exposition à la galerie Almine Rech, et sa seconde à Paris, s’inscrit assurément dans cette logique. Les noms de John Wesley et William Copley, deux peintres du siècle passé nourris de la fin du surréalisme et des prémices du Pop Art renseignent sur les sources très diverses de cette peinture qu’il est finalement difficile de ranger dans une case. On y ajouterait sans hésitation Piero della Francesca, Matisse, Philip Guston, Balthus, Alice Neel ou Mondrian. À la fois figurative et abstraite, la peinture de Brian Calvin exprime lisiblement l’ambition de n’être ni l’une ni l’autre mais les deux à la fois. En empruntant ses stratégies picturales multiples à l’histoire de l’une et de l’autre, elle renvoie à des courants picturaux résolument variés — en vérité, à toute l’histoire de la peinture ou, à tout le moins, de ses réels inventeurs. La peinture de Calvin est une peinture qui cherche des solutions.
Calvin évoque la peinture de William Copley (1919-1996) : celui-ci fut le père de Claire Copley qui tint entre 1973 et 1977 une galerie à New York où Michael Asher réalisa en 1974 une exposition consistant en la suppression du mur séparant l’espace d’exposition de celui dédié à l’administration, ramenant en quelque sorte le premier plan et l’arrière-plan du commerce de l’art et de son exposition à un niveau de lecture identique. C’est évidemment le fruit du hasard, mais les nouvelles peintures de Brian Calvin procèdent techniquement de la même manière, en nivelant premier et arrière-plan : contrairement à la photographie la peinture n’a pas de problème de focale, par conséquent, la netteté est uniforme. Les préadolescentes au regard perdu dans un vide plus grand qu’elles ont dans ces nouvelles toiles laissé place à des visages de femmes plus matures, cadrés si près qu’il n’y a pas de hors-champs. Leurs nez très manifestement épargnés par la chirurgie esthétique forment des triangles qui structurent ces compositions, de même que les yeux qui sont autant de disques, les doigts des verticales et les ongles de ces doigts de petites surfaces colorées oblongues qui ponctuent l’ensemble. Un visage de profil au premier plan laisse apparaitre un visage de face à l’arrière-plan : les deux se superposent avec une assurance qui renvoie aux Transparences de Picabia autant qu’aux trucages de Georges Méliès — et donne parfois l’illusion du Cubisme analytique de Picasso et Braque. Calvin avait déjà expérimenté le procédé d’un cadrage très rapproché infligé aux visages de deux ou trois personnages — Group Smoke (2010), Heads See (2006), Smoke Breaking (2010) — et plus récemment dans l’exposition que lui consacra l’an passé le Metropolitan Opera de New York à l’occasion de son Così fan tutte, mais radicalise ici le trompe l’œil induit par ce cadrage sans situation particulière qu’indiquerait une inscription dans un paysage ou un décor.
Group Thinking (2019), l’une des peintures de l’exposition, procède de la sorte : deux personnages offrent à la composition trois yeux — bleu, vert, marron —, deux nez, trois paires de doigts et autant d’ongles bleu, vert et rose. L’œil, celui du regardeur, cette fois, peine à distinguer ce qui appartient à l’un ou l’autre des personnages et recompose en temps réel différentes possibilités de lecture — y compris celle d’une hydre moderne aux yeux triplement vairons : plus fort que David Bowie ! Il en conclut qu’il n’y a pas de représentation précise mais une composition rigoureuse. De fait, la plupart des nouvelles peintures de Brian Calvin semblent obéir à une composition qui sépare la toile en quatre parties tracées par une ligne verticale et horizontale médianes : considérer simplement la partie supérieure du tableau, ici les trois yeux, et la partie inférieure, découpée avec autant d’aplomb qu’un Barnett Newman par les verticales formées par les doigts, ponctuée par les bouches et leur modelé ; observer enfin la partie droite, puis la partie gauche qui forment chacune un visage.
C’est une dimension passionnante du travail de Brian Calvin : d’un tableau à l’autre les variations sont parfois minimes, comme s‘il avait apporté à une peinture achevée quelques modifications mineures ayant des conséquences manifestes. « Pour quelqu’un dont le travail est non-représentationnel, non-figuratif, ou abstrait, ces légers ajustements paraissent très naturels. Chez Mondrian, par exemple. Mais lorsqu’on ajoute une image, ou qu’on l’emploie d’une façon qui attire l’attention, pour une raison ou une autre, le résultat est plus étrange. Il y a une étrangeté quand je procède ainsi, mais je me dis que c’est en fait ce que font aussi plein d’artistes qui ne sont pas dans la représentation » explique Calvin, qui m’avait raconté procéder, avec l’appareil photo d’un smartphone, à une documentation photographique quasi anxieuse de chaque étape d’un tableau. « À chaque étape d’un tableau, si l’on veut avancer, il faut détruire. Aujourd’hui, on peut disposer d’un nombre infini d’instantanés, ce qui me permet parfois, au fil du développement d’un tableau, de me dire “Dois-je le développer dans ce sens ? Ou dans un autre ?” » Ce faisant, Calvin explore plusieurs possibilités d’un « arbre de décision », cette représentation ramifiée des conséquences de choix multiples — comme le Bandersnatch (2018) de Black Mirror — mais en l’espèce il ne s’agit pas de donner au spectateur l’illusion de l’interactivité, mais pour l’artiste de ne pas faire d’une peinture et une seule la seule résolution possible d’un projet formel.
Le grand triptyque de presque cinq mètres de long — une forme qu’à ma connaissance Calvin n’avait encore jamais utilisée, et une dimension pareillement inédite à son œuvre — présenté dans l’exposition radicalise et développe la recherche d’un rythme interne à la surface du tableau : un élément essentiel à la compréhension de cette peinture qui flirte ici avec le format de la peinture abstraite américaine des années 60. Intitulé Fugue (2019), ce triptyque donne aussi son titre à l’exposition et confirme sa dimension rythmique ; une fugue est un genre musical qui exploite le principe de l’imitation et s’appuie sur un nombre constant de voix — chez Calvin, de personnages. Pour l’artiste, il s’agit aussi avec ce tableau hors normes, selon ses propres termes, de « ralentir le rythme de lecture » et l’ensemble de dessins qui complète l’exposition va probablement dans ce sens, avec d’autres moyens. Il a en effet repris depuis quelques années l’exercice du dessin qui avait contribué à structurer sa pratique artistique dans les années 90. Loin d’être des études préparatoires ou des esquisses, et bien qu’ils informent naturellement sa pratique de la peinture, ces dessins au pastel ajoutent aux ambitions de ses peintures — aujourd’hui essentiellement réalisées à l’acrylique — d’autres qualités et d’autres sources : Robert Crumb vient à l’esprit. Leur exécution plus spontanée semble permettre à Calvin de matérialiser d’autres branches encore de son « arbre de décision ».
Brian Calvin - Fugue 9/03 -> 13/04/19
Galerie Almine Rech 64, rue de Turenne 75003 Paris