Antidata navigue sur une mer de nouvelles avec sa dernière anthologie marine
Drôles, poignantes, absurdes, sociales, poétiques, politiques, rusées, joueuses : treize nouvelles sur la mer pour la dernière en date des anthologies collectives Antidata.
La mer. L’un des sujets de fiction les plus vastes qui soient, certainement. L’un des plus couverts aussi, par les créateurs, et ce depuis des siècles. Celles et ceux qui franchissent le seuil de la librairie Charybde savent sans aucun doute à quel point nous apprécions les éditions Antidata, et leur dévotion joueuse, malicieuse et poétique à la forme courte, nouvelle ou novella, en recueils dédiés à une autrice ou un auteur (et là nous pensons bien entendu aux textes magnifiques de Jean-Luc Manet, de Malvina Majoux, de Christophe Ernault, de Stéphane Monnot, d’Olivier Salaün, de Gilles Marchand, de Stéphane Le Carre, de Laurent Banitz, de Fabien Maréchal, d’Hervé Mestron, de Laurence Albert, ou encore de Benjamin Planchon), ou en anthologies collectives.
Mais la mer, quoi ! Quel beau défi ! Pas moyen ici de bénéficier des espaces relativement inexplorés du football (« Temps additionnel »), des phobies diverses et variées (« Jusqu’ici tout va bien »), du dernier (« Terminus »), des voisins (« Parties communes »), de la maison (« CapharnaHome ») ou de la cabane (« Petit ailleurs »). Même la musique (« Douze cordes ») ou le cinéma (« Version originale ») n’ont sans doute pas été des thèmes balisés par autant d’illustres prédécesseurs. La barre était donc fort haute, et c’est avec un grand bonheur que l’on peut constater que les treize athlètes de haut niveau, rassemblés dans ce « Ressacs » publié en mars 2019, l’ont brillamment franchie, avec leurs ressources d’une réjouissante diversité.
Pour réussir ce défi, elles et ils ont rusé et innové, ne perdant jamais de vue ni la poésie ni le sourire éventuellement crispé, face à un univers ô combien mythique – mais ô combien aussi en cours de dévastation. C’est ainsi que Thierry Covolo (« La mer pour mon anniversaire ») prend joliment acte d’une mer potentiellement disparue sous les déchets et les pollutions, lorgnant du côté du bouillon mortifère de « La fin du rêve » de Philip Wylie ou du « Troupeau aveugle » de John Brunner, mais conduisant superbement l’affaire avec un clin d’œil de tuner et de rocker impénitent, ou que Bruno Poscheci (« Memento Vivi »), condensant un thriller scientifique pré-apocalyptique de l’ampleur du « Abysses » de Frank Schätzing, mêle savamment le fantastique de zombies inoffensifs mais bien particuliers et la tendresse balnéaire des châteaux de sable et des glaces au Nutella en un somptueux dernier avertissement, inoubliable.
« Fake news, j’ai soupiré. Légende urbaine, attrape-gogo, ou n’importe quel autre nom. T’es vraiment trop naïf, Grimes. Tu gobes, n’importe quoi. » (Thierry Covolo, « La mer pour mon anniversaire »)
La mer offre aussi à qui la scrute attentivement, dans certains de ses replis pourtant les plus familiers, l’occasion de retourner le mythe pour l’actualiser : joueusement, comme chez Laurent Banitz (« Après moi le déluge »), où Noé, ses fils et le roi des animaux concluent tant bien que mal un pacte presque faustien après quelques errances, lassitudes et prises de risque à bord d’une arche revisitée, plus furieusement, comme chez Olivier Rogez (« Toujours tu maudiras la mer »), où le vers baudelairien évoqué se transforme en diatribe vindicative et sacrificielle mais pourtant nourrie des songes archipélagiques familiers d’un Derek Walcott dans « Omeros », par exemple, ou encore d’une manière plus retorse, comme chez Benjamin Planchon (« L’Imprudent »), s’appuyant sur un subtil onirisme, sur une crainte fantasmatique répandue (« être entraîné au large par le courant »), et sur une ambivalence errante que ne renieraient peut-être pas les Carlo Fruttero et Franco Lucentini de « L’amant sans domicile fixe ».
Ma haine est vieille de plusieurs siècles. Elle est née ce jour lointain où tu amenas sur nos côtes la malédiction la plus terrible de toutes celles que mon peuple a endurées au cours de son histoire. Ce jour-là, nous avons su que tu tissais une toile pernicieuse reliant chaque point de la vaste terre, et que tu offrais aux peuples barbares la possibilité de nous atteindre aisément. En empruntant tes routes, chaque nation et chaque peuple pouvait surgir sur nos côtes pour nous imposer le joug, la contrainte et l’humiliante déportation. Tu as déposé sur nos rivages florissants les marchands fourbes qui soudoyèrent les hommes ; les faux médecins aux pouvoirs maléfiques qui prétendaient guérir mieux que ne le faisaient nos chamanes ; les aventuriers sans foi ni loi venus investir l’intérieur de nos maisons pour s’accaparer nos trésors intimes ; les prêcheurs hypocrites qui prétendaient balayer notre panthéon, au nom d’une religion aussi insensible à la joie que l’étrave d’un navire est insensible aux embruns. (Olivier Rogez, « Toujours tu maudiras la mer »)
La mer est aussi un exceptionnel déclencheur de mémoire, qu’elle soit utilisée en vif hors-bord d’annexe ou en puissant diesel inboard : qu’il s’agisse de saisir le mystérieux impact d’une virée adolescente de Montpellier à Sète sur des vies ordinaires, beaucoup plus tard (Agnès Mathieu-Daudé, « Le Cimetière marin »), qu’il s’agisse de se remémorer à la fois doucement et amèrement ce que peut représenter l’appel de la mer – malgré la dureté connue des conditions de vie à bord des navires de pêche de la grande époque (Antonin Crenn, « Les Épaules »), ou qu’il s’agisse de confronter doucement la nostalgie d’une vie qui n’a pas tout à fait eu lieu, ou en tout cas pas comme imaginé, aux inspirations étranges d’un grand musicien du rock progressif devenu ce qu’il est, in fine, par la grâce noire d’une défenestration (Stan Cuesta, « 1995, loin de la mer »), l’océan sait se manifester à nous par des voies secrètes, semées d’embûches et inexorables.
Loïc n’était pas vieux. Il était encore de cet âge où l’on dit qu’on devient plus grand pour signifier qu’on en prend, de l’âge. Et il était grand, Loïc. Ça lui donnait pas mal de prestige dans le village. Il était large, aussi : de belles épaules carrées qui rendaient tout le monde un peu jaloux ou amoureux, et parfois les deux à la fois. Il avait dans les dix-neuf, vingt ans. Il savait lire parce qu’il avait été à l’école, il savait travailler parce qu’il aidait ses parents depuis qu’il était tout gosse, mais il ne savait pas nager parce que personne, vraiment personne, n’apprenait à nager dans ce temps-là. Il s’était engagé dans un bureau de la Compagnie de l’Atlantique-Nord, un jour qu’il était en ville et qu’on lui avait demandé, comme ça, s’il avait déjà vu Miquelon et le Labrador. Il avait dit non. Puis on lui avait promis que ce serait l’aventure s’il signait en bas du papier, alors il avait dit oui. Il avait embrassé sa mère, et même son père. Il avait entouré dans ses grands bras tous ses petits frères à la fois. Et donné une tape joyeuse (avec ses mains immenses !) dans le dos de son grand copain Yannick, qui a été drôlement secoué (par la vigueur de la frappe, et surtout par le départ de Loïc). Et envoyé un baiser du bout des doigts à la jolie Maria, qui habitait la maison à la sortie du village, mais discrètement; parce que, même si tout le monde savait qu’ils se retrouvaient, parfois, dans le petit bois derrière l’église, il fallait faire comme si c’était un secret. Il avait rassemblé quelques affaires dans un drap pour faire baluchon et, le baluchon, il l’avait jeté sur son épaule gauche. (Antonin Crenn, « Les Épaules »)
La mer, amie, ennemie ou simple complice, volontaire ou involontaire ?
C’est entre ces pôles opposés et en jouant avec les clairs-obscurs et les éventuels faux-semblants que nous pouvons naviguer, rêver et trembler, bouillir de rage et de détermination, ou découvrir une terrifiante résignation, grâce à Anthony Boulanger (‘L’Écume des Nuits »), lorsqu’un bateau devient le symbole, bien compris ou non, de l’asservissement des gens de mer à leur condition et à leur destin (évoquant ainsi les échos du beau « Écume »de Patrick K. Dewdney), grâce à Hubert Delahaye (« Le Bateau de Francisco »), lorsque tout au contraire un Finn classique, vintage et choyé par d’inlassables mains de marin amateur et artisan, devient soudain le support et le cadre d’une course onirique, si belle et si simple, ou encore grâce à Louise Caron (« Et un verre d’eau à côté ? »), développant un art souverain du tragique malentendu dans l’un de ces décors îliens ou presqu’îliens qui hantent si aisément nos nuits, pour le rêve comme pour le cauchemar.
Il continua sa nage vers la ligne de flotteurs, louvoya entre les bateaux qui clapotèrent à son passage, arriva près de la coque de bois et tendit le cou pour découvrir le pont.
La housse qui couvrait le cockpit était bien en place. Elle ne servait pas à grand-chose ces jours-ci, avec la canicule qui continuait. On n’avait pas eu d’eau depuis plus de deux mois. Dans l’intérieur des terres, les sols n’étaient plus que poussière.
Il fit le tour par la proue, passa sur bâbord, prit son élan, jaillit de l’eau en s’aidant du liston et bascula la jambe de côté pour se retrouver à plat-ventre sur le plat-bord. Le bois, doux comme de la peau, était encore chaud de sa journée au soleil, et le clapot faisait penser à des battements de cœur. Il aurait pu s’endormir là, bercé, blotti, et ainsi mettre fin à la malédiction qui était son souci du moment : il dormait de plus en plus mal. Quelque chose l’empêchait de sombrer dans le sommeil. C’était en rapport avec cette présence féminine qui hantait le Finn. Que voulait-elle ? C’est vrai, il ne l’avait pas oubliée, et la blessure de son départ avait tardé à se refermer ; mais elle n’avait pas été la seule femme de sa vie amoureuse. Pourquoi elle ? (Hubert Delahaye, « Le bateau de Francisco »)
Dans ce recueil de très haute qualité, où aucune des treize nouvelles ne se risquerait un instant à déparer, et où, une fois de plus, la variété quelque peu magique qui hante les anthologies collectives Antidata se déploie avec force, deux nouvelles m’ont peut-être encore plus touché, encore plus conquis, pour des raisons sans doute très personnelles. Entre la rage des congés balnéaires frustrants d’un ouvrier au bord du gouffre et du déclassement et la réalisation soudaine de la signification de la plage lorsqu’elle vient s’appliquer à la fuite à haut risque des réfugiés en quête d’un havre, Guillaume Couty (« La Bataille de Juan-les-Pins ») réussit un miracle d’équilibre entre le travail en profondeur de la métaphore, la sensibilité intime et la violence politique nécessaire. Du grand art. De son côté, Gilles Marchand (« Bateau de sable »), dont on se réjouissait récemment de retrouver en un seul volume l’ensemble ou presque des nouvelles précédemment parues (« Des mirages plein les poches »), empruntant habilement une boîte à outils de plage jadis construite, déconstruite et reconstruite par le Jean-Yves Jouannais des « Barrages de sable », nous offre un sublime assemblage d’absurde foncièrement joueur, de tendresse amusée, d’audace excavatrice et de transformation de la castellologie littorale en machine à rêver et à transformer le monde. Cette nouvelle figure désormais parmi mes toutes préférées de l’auteur, juste à côté de sa formidable « Le premier tour », et donne bien le ton d’ensemble de ce recueil extrêmement réussi.
Je me souviens d’un été où nous avions creusé jusqu’à la Chine. Tout excités, nous avions rapporté un nem à mes parents à moitié endormis sur leur serviette. Mon père nous avait regardés en souriant. « Les nems viennent du Vietnam et non de la Chine, les enfants. Vous avez dû creuser un peu trop vers le Sud. Nous étions déçus et surtout terrifiés. Le Vietnam. Le Vietnam, nom de nom ! Rambo, quoi. Même lui, il y avait eu des problèmes, même lui ne s’y sentait pas complètement à l’aise. Cette fois-ci c’est ma mère qui nous a expliqué que la guerre était terminée et que nous ne risquions rien. Mais gare à ne pas trop s’éloigner tout de même et à ne pas jouer avec des obus enterrés ni des mines oubliées ici ou là. (Gilles Marchand, « Bateau de sable »)