Leçon de ténèbres avec l'amour et l'Histoire

Symphonie littéraire brillant dans les ténèbres.

Après qu’une vague de chaleur et les incendies ont ravagé les terres russes à l’été 2010, entraînant à leur suite des catastrophes inexorables en chaîne, Sarah, écrivaine et psychanalyste comme l’auteur de ce livre, rencontre à Vienne Richard K., violoncelliste à la renommée internationale beaucoup plus âgé qu’elle, point de départ d’un amour passionnel et d’une chute jusqu’aux portes de la mort.

« Nos yeux se rencontrent. La pensée me traverse de me défenestrer tout de suite pour nous épargner d’avoir à vivre la joie dévastatrice des années qui viendront. »

Tout oppose Richard K. à Paul, le compagnon de Sarah et le père de sa fille, intellectuel français au caractère assez froid, hanté par la question du réchauffement climatique et de l’extinction programmée de l’humanité.

La passion amoureuse de Richard et Sarah, leur attachement à leur couple et l’impossibilité d’un choix vont les dévorer de l’intérieur, faisant écho à la calcination omniprésente et annoncée du monde.

« Les semaines passent. Et jour après jour nous continuons à convulser jusque dans l’abîme, comme ces marionnettes dont on coupe les fils et qui juste avant de s’effondrer produisent une danse inouïe. Il arrive à Richard de penser que si mon enfant mourait, alors je quitterais plus facilement mon compagnon. Il m’arrive de penser que si Richard mourait, je serais débarrassée de l’enfer de contradictions dans lequel je croupis et je pourrais alors retrouver ma tranquillité. Il m’arrive de penser que si Paul mourait, je pourrais, avec mon enfant, quitter la France et partir vivre en Autriche. Il arrive à Richard de souhaiter la mort de sa femme. Il lui arrive de la détester d’être si aimante. Il lui arrive de me détester. Il nous arrive d’avoir envie de mourir tous les deux. »

William Blake, La tentation d’Eve (1808)

Crépusculaire, la ville de Vienne est ce point névralgique où se rencontrent les catastrophes contemporaines (les réfugiés climatiques et politiques), la dévastation de l’Histoire (la torture et l’extermination des enfants au Spiegelgrund sous le nazisme) et cette passion incendiaire, qui va consumer ses protagonistes marqués par l’héritage des histoires de leurs aïeux, perturbations qui n’épargnent aucune vie et laissent partout pénétrer la violence et la nuit.

Les perturbations de l’histoire familiale de Sarah, et en premier lieu son lien à sa mère Ève, plongent le lecteur dans un faisceau d’époques et de personnages, du début du XXème siècle, aux années 1960 en Afrique de l’Ouest jusqu’à la période actuelle. Ève, très belle femme violente et vaillante, traumatisée par la folie de sa mère et par l’abandon et les défaillances de son père, a tissé une toile d’histoires et d’images autour de Sarah où démêler la fiction de la réalité apparaît comme l’œuvre d’une vie. Habitée par les voix et les images de l’histoire familiale, parfois comme dépossédée de sa matérialité, Sarah se vit souvent comme un corps fantomatique, spectateur hypermnésique de l’histoire de sa mère et de ses aïeux qui se déploient dans le livre, héritage avec ou contre lequel on se construit.

Le troisième roman de Sarah Chiche, publié en 2019 aux éditions du Seuil, s’impose comme un texte majeur, un roman qu’on voudrait relire à peine refermé pour saisir les tonalités et les motifs de son tissage, un chef d’œuvre de mosaïque romanesque où les personnages, les époques, et les variations polyphoniques s’entrelacent en un monde de ténèbres et de dévastation dans lequel des rais de lumière éblouissants viennent s’infiltrer, la possibilité de s’extraire d’engrenages destructeurs et les éclats radieux de l’amour maternel.

Entre les choix impossibles et les influences familiales, Sarah Chiche compose aussi avec « Les enténébrés » une méditation brillante sur la multiplicité de chaque être humain, guidé avant tout par les héritages et les failles invisibles, capable d’héroïsme, de déraison et de monstruosité à l’image de Pierre, le grand-père de Sarah, déporté à Buchenwald, exilé et échoué en Côte d’Ivoire.

« Je ne me considère pas comme une femme ni comme un homme. Tout au plus suis-je un personnage au sein duquel vivent d’autres personnages, tous parlant entre eux et formant une constellation dont je ne suis pas l’épicentre. J’ai la plus grande répugnance pour mes faiblesses, mais je vis. »

Nous aurons l’immense plaisir d’accueillir Sarah Chiche à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) ce jeudi 21 février 2019 à partir de 19 h 30.

Sarah Chiche - Les enténébrés - éditions du Seuil
Charybde7, le 19/02/19
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