Avec Florence Lazar, la terre est loin d'être une chose morte, même au Jeu de Paume
Florence Lazar est passée du portrait à la vidéo. Sans encombre, mais avec un vrai bonheur. Celui-là même qu’on découvre au Jeu de Paume avec : Tu crois que la terre est chose morte... qui mêle photos et films avec un égal plaisir en posant une question d’une cruelle actualité : comment se fait-il que le discours politique a l’air plus vrai dans un musée ?
Au cours des années 1990, Florence Lazar (née en 1966 à Paris) a travaillé principalement le genre du portrait photographique avant d’intégrer, à la fin de la décennie, la vidéo à sa pratique. Le choix de ce nouveau médium s’inscrivait dans son désir de répondre en tant qu’artiste à la crise qui déchirait alors la Yougoslavie. Du fait des liens familiaux et sociaux qui la rattachent au territoire yougoslave, elle a suivi de près le conflit depuis son déclenchement dix ans plutôt.
L’œuvre la plus ancienne de l’exposition, Les Paysans (2000), fait partie d’un cycle de vidéos et films documentaires portant sur la responsabilité individuelle et collective face au conflit yougoslave. Le documentaire occupe une place de premier plan dans la démarche de Florence Lazar depuis cette époque. Ce cycle culmine en 2014 avec son troisième long-métrage, Kamen (Les Pierres), également présenté ici. Le film met au jour des tentatives – sur les plans religieux et culturels – de réécrire le passé dans le but de renforcer le déni de responsabilité plutôt que de le combattre. Et c’est un vrai morceau de bravoure sur les faux-culs du discours politique en ex-Yougoslavie, avec chaque camp justifiant a posteriori les avatars de l’histoire et des décisions de chacun, avec un aplomb déconcertant. Du vrai reportage distancié qui fait froid dans le dos.
« Je suis attentive aux gestes infimes des personnes que je filme, aux micro-situations : la manière dont on peut se saisir d’une archive, la façon dont on coupe les pierres… Ces mouvements du corps permettent de porter autrement la parole et de la faire écouter différemment aussi. L’écoute est un élément important de mes films. Chaque personnage dit sa relation à l’histoire, il est une forme partielle de l’histoire. C’est l’ensemble de ces subjectivités qui nous conduisent à recomposer le film ; ce sont des formes mouvantes de l’histoire, où l’intime et le politique cohabitent. »
« Kamen – Les pierres, de Florence Lazar »,
entretien de Stéphane Levy avec Florence Lazar,
Journal du Réel #1, 31 mars 2014
En 2008, elle renoue avec son travail antérieur sur le portrait en réinvestissant de façon novatrice la photographie documentaire. La série d’images qui en résulte montre des supports imprimés liés à l’itinéraire politique de son père. Le fils de l’artiste y joue à la fois le rôle de modèle et de lien entre les générations, comme dans la vidéo Confessions d’un jeune militant, où il assiste son grand-père dans la présentation des ouvrages qui ont marqué sa formation intellectuelle.
En passant d’une des principales sources de la formation de soi à une autre – de la famille à l’école –, Florence Lazar produit un ambitieux ensemble de trente-cinq photographies inauguré en 2016 dans le cadre de la commande du 1 % artistique pour le collège Aimé-Césaire, dans le 18e arrondissement de Paris. Hommage à la célèbre figure éponyme de l’établissement, l’œuvre réalisée en étroite collaboration avec les élèves fait valoir qu’une approche objective du passé colonial français, loin de perpétuer les clivages sociaux et raciaux ou une culpabilité nationale, peut conduire à une reconnaissance commune de l’histoire. Un projet à rapprocher du super travail réalisé par Gilles Raynaldi au lycée Jean Jaurès et publié par Purpose Editions en 2015 qui s’attachait à montrer sur la durée comment s’approprier un lieu.
Coproduite par le Jeu de Paume et montrée ici pour la première fois, 125 hectares (2019), l’œuvre la plus récente de l’artiste, revient au thème pastoral introduit par Les Paysans. Elle s’inscrit dans une enquête entamée en Martinique, terre natale de Césaire, sur les conséquences écologiques et sanitaires à long terme de la chlordécone, insecticide cancérigène utilisé pendant plus de vingt ans dans les bananeraies de l’île. Tiré de la pièce Une tempête de Césaire – adaptation postcoloniale de La Tempête de Shakespeare –, le titre de l’exposition évoque non seulement les ravages écologiques du colonialisme, mais également les potentialités émancipatrices de l’histoire.
Et, avec ce dernier projet, on entre de plain pied dans les faussetés du discours politique dominant, cet omniprésence du Président de la République qui a été élu pour lutter contre le bilan écologique alarmant de la France et annonce au fil des jours - et de ses humeurs- des réformes attendues qu’il abandonne dès que le moindre lobby lui fait des remarques sur la bienséance d’un tel usage républicain de la réforme …
Alors se repose la question esquissé en intro : comment se fait-il que le discours politique qui prend le temps de la réflexion et de la démonstration argumentée se trouve-t-il aujourd’hui plutôt dans les musées que dans les supports qui devraient habituellement lui être consacrés ? La réponse est toute aussi simple que désastreuse, depuis le fameux discours de Patrick Le lay, alors PDG de TF1, qui avançait moqueur : “ Je ne vends pas du temps d’antenne, je vend du temps de cerveau humain disponible…“, ce qui faisait la spécificité des chaînes de télévision, une certaine propension à la culture et à la connaissance est devenue un sandwich de pub coincé entre deux commentateurs politiques qui disent tout et son contraire avec l’allant de bonimenteurs grassement rémunérés pour servir un discours officiel, celui des patrons de chaînes, tous bien raccord avec le pouvoir en place, quand la moindre série américaine passe son temps à servir l’image de la police…
On remercie la nouvelle équipe dirigeante du musée pour avoir soutenu ce travail préparé par la précédente et on se félicite, nous les tous petits de la presse en ligne, de pouvoir encore vous le présenter en ces termes. Et donc, si vous avez quelques heures devant vous, de vous y précipiter. Pas seulement pour la leçon de documentariste de premier choix exhibée ici, mais aussi pour le travail sur la durée qui prend le temps de se dire, de se montrer et de mettre en place - avec le temps qu’il faut- une certaine réflexion sur le temps, l’écologie, l’histoire et le monde qui nous concerne. Et la beauté du propos de venir d’un discours qui ne fait pas que ressortir le discours du refoulé, mais construit des histoires avec du sens et de la poésie, à la suite des Chris Marker ou autre Depardon. Passionnant !
Jean-Pierre Simard le 19/02/19
Florence Lazar Tu crois que la terre est chose morte... -> 2/06/19
Jeu de Paume Concorde 1, place de la Concorde 75008 Paris