Jonathan Demme, cinéaste rock’n’roll

Du thriller du “Silence des agneaux” à la comédie déjantée de “Dangereuse sous tous rapports” et “Married to the Mob”, en glissant vers la fin sur le documentaire, après la prise en compte du sida avec “Philadelphia”, Jonathan Demme vouait une passion au rock qu’il a traité quatre fois : “Crazy Mama” en 1975, en version années 50, ici, avec “Stop Making Sense” en 1984, puis avec les documentaires “Neil Young - Heart of Gold” en 2006 et “Neil Young, Trunk Show” en 2007. Il y a là le parfum des 80’s en constante accélération, avec les Talking Heads en état de grâce, après la sortie de “Remain in Light”.

Jonathan Demme filme les Talking Heads en concert, après avoir co-écrit le scénario avec eux. Le film est tourné durant trois jours de concerts donnés au Pantages Theatre d'Hollywood en décembre 1983, alors que le groupe était en tournée pour promouvoir leur nouvel album Speaking in Tongues. Et le moins qu’on puisse dire est que le film est une avancée technique - c’est le premier a avoir été enregistré et filmé entièrement en numérique- et qu’il doit beaucoup à l’humour particulier de David Byrne qui s’en resservira en tournant deux ans plus tard True Stories, une vraie curiosité qui pousse l’absurde américain loin des registres connus avec une empathie sûre d’elle-même.

La mise en scène repose sur deux principes : l’apparition des musiciens au fil des titres en même temps que le décor se met physiquement en place - David Byrne démarrant le show avec un magnétophone qui diffuse un simple beat et une guitare sèche pour envoyer l’interprétation la plus convaincante, jamais enregistré/filmée de Psycho Killer. Le second principe est un effet d’accélération du son et du rythme jusqu’au final, le quatuor original se voyant renforcé au fil des titres de percussionnistes, de deux choristes (Lynn Mabry et Ednah Holt,) un guitariste-chanteur Alex Weir, et le clavier de Parliament Bernie Worrell qui joute constamment avec Jerry Harrison pour mettre en place un space-funk du meilleur aloi.

On va donc revisiter au fil des 92 minutes du film, la carrière du groupe jusqu’à 1983 et de ses extensions, le Tom Tom Club ayant même droit à un titre (Genius of Love) qui voit la maestria du couple Frantz/Weymouth à la rythmique et à la voix balancer un rap de folie. Et c’est le film le plus symptomatique du son d’alors, un vrai funk-rock qui dépote vraiment, partant de ses racines punk-rock blanches pour envoyer le bois de riffs fondus dans le groove. On mesure le chemin parcouru depuis 77, le premier album et la sortie de Speaking in Tongues et son space-funk inoubliable. Entretemps, il y a eu le passage de Brian Eno à la production et la collaboration sur le génial My Life in the Bush of Ghosts de 1981 qui met en pratique les théories du Jon Hassell sur la Fourth World Music. Sans lui. Mais 1984, c’est le moment où la rythmique du groupe commence à en avoir soupé avec les musiciens supplémentaires du groupe et le dit à Byrne, sans plus d’effet . Il ne reste que trois ans et autant d’albums (Little Creatures 81, True Stories 85 , et Naked, en 1986 avant la fin de l’entente et la dissolution du groupe qui a toujours des idées pour progresser, mais que Byrne n’écoutera pas, préférant se lancer en solo dans d’autres projets.

Mais l’important du film n’est pas là, il montre un groupe absolument brillant délivrer un répertoire revu et corrigé pour la scène et qui balance des surprises inattendues à chaque titre pour faire progresser l’action. Et c’est carrément statufiant de voir Byrne évoluer sur scène et donner le la à tout le monde avec une autorité sans pareil et une vraie folie maîtrisée - le frontman, c’est lui et personne d’autre et il assume avec une radicalité géniale. De surprise en surprise, de solo en duo avant de jouer à 8 , le rythme ne mollit jamais et vous embarque jusqu’à la fin dans la machine à (grand) frisson des Talking Heads. C’est aussi surprenant que c’est magistral, allant jusqu’à brouiller les codes du rock pour dire autre chose, comme l’avancée de l’époque par un de ses groupes les plus géniaux du moment. C’est un live qui se joue du live, un film qui se moque des codes en les détourant pour valider autre chose et y réussit admirablement. Avec sa construction apparemment simpliste (on ajoute des musiciens pour jouer des titres de plus en plus alambiqués) , c’est une autre proposition que celle du Scorsese de The Last Waltz autre parangon du genre. Et, en le montrant tel quel qui démonte le cirque rock, comme le fait Almost Famous de 2000 de Cameron Crowe ou le fera le Leto de Kirill Serebrennikov en 2018. Stop Making Sense est un instant suspendu qui pousse le délire de MTV plus loin en démontant le mécanisme des clips promo pour offrir une heure 32 de délire rock-funk. Et cela nous convient parfaitement car, dans le genre, personne n’est allé plus loin. On rappelle que la BO vient de ressortir complète avec les 16 titres jouées en live et que la ressortie bénéficie d’un remastering HD (en Blue Ray et en dvd) qui va faire plaisir à vos enceintes avec comme bonus, deux titres supplémentaires, une auto-interview de Byrne, le groupe en entier pour fêter les 15 ans du film, un montage promo et des bandes annonces.

Jean-Pierre Simard le 2/12/19
Jonathan Demme - Stop Making Sense - Carlotta Distribution (sortie le 4/12/19)