Rouge poème, comme le rêve de la Fabrique d'Ariane Jousse
Sur les chemins du rêve et de l’exil, la beauté poétique d’une fabrique industrielle et symbolique soigneusement abandonnée.
Là commence l’histoire de ceux qui ont vu le cerf, qui ont considéré le rouge de très près
ont désiré s’en teindre les cheveux, la peau, l’intérieur de la bouche,
y ont puisé de la force,
et s’en sont fait une maladie pour tenir,
une maladie comme un feu qui détruit et réchauffe.
Leur histoire, celle de tant d’entre nous :
fugitifs qui se cachent,
qui cherchent comment tracer une route
– pour sortir de la forêt.
Femmes ermites, enfants indiens,
foules tristes ou folles.
Il est certaines désignations d’un texte qui résonnent immédiatement, dès les premières pages, d’une intense justesse. Sur sa sobre couverture, « La fabrique du rouge » voit figurer « un roman » et « un poème », tous deux barrés d’un simple trait noir, cédant la place in fine à un laconique « une forêt ». Mêlant les géographies réputées connues (Marseille, Naples ou le Brésil) à d’autres beaucoup moins probables dont on laissera le soin à la lectrice ou au lecteur de les entrevoir, de les deviner peut-être, mixant en artiste les amas symboliques et industrieux de la couleur rouge – maniant ainsi avec brio aussi le matériau mythologique qu’un Michel Pastoureau aurait pu ailleurs rassembler -, Ariane Jousse orchestre, avec une tendresse poétique et néanmoins très décidée, le choc de la fuite et de la migration, celui de la nature et de l’industrie, celui du rêve et de la réalité, crue.
Amir était un garçon fervent.
Chaque fois qu’il passait près de la forêt, si près qu’il frôlait de la hanche et du bras les premiers arbres, il faisait trois prières :
l’une était à voix haute,
l’autre était murmurée,
et pour la dernière, plus forte mais bouche fermée,
il prenait soin d’imprimer bien noir les phrases dans son cerveau.
Des sons, des a et des o, semblaient entendus
autour – par les fougères, les buissons, les bruyères. De l’air froid passait, presque imperceptible.
Pendant qu’il répétait cette liturgie, il serrait fort les poings : tout mon corps ne pourrait être plus tendu – ça va marcher.
Au début, petit rôdeur, il reste à la lisière de la forêt, y entre rarement – seul un petit pas sur le côté, deux pas chassés, un saut de puce.
Puis gagne en audace, gagne en courage.
Un observateur avisé
– s’il y en avait un dans cette région où personne n’habite vraiment –
verrait qu’à chaque pas que fait Amir en direction de la forêt, quelque chose de son visage se perd, se dissout dans – on ne sait quoi – très obscur.
Ce très obscur d’où surgissent – quoi, tant de voyageurs..
Dans ce premier texte publié en 2019 aux éditions de l’Ogre, Ariane Jousse nous offre une figure diaphane et pourtant décisive, comme un pasteur passeur aux obligations sans doute immémoriales, Amir, enfant guide et arpenteur de rêves. Il y a quelque chose de la princesse Mononoké de Hayao Miyazaki qui perce sous cette silhouette conduisant la quête – ou plutôt les quêtes – hantant « La fabrique du rouge », et pas uniquement par ce qu’il y produit de souverainement animal.
À Naples, la bruine mêlée de fuel –
J’arrive, oui, et dès la sortie de l’aéroport, bus pour la piazza Garibaldi, ampleur, chaleur folle. Un vendredi soir, passé vers le port par les ruelles les petites places et les forêts de fils électriques puis ciels d’antennes, par-dessous nous et partout à côté.
Quel animal tu es ici ma petite, guidée seulement par ton désir aveugle d’avancer jusqu’à la prochaine rue qui te rapprochera de la mer
ta robe aussitôt collée à ta peau par la sueur
front trempé, nuque humide,
brutale et satisfaite.
Puis dormir.
Un peu comme, dans des registres fort différents mais chez le même éditeur, on peut le détecter dans « Le bal des ardents » de Fabien Clouette ou dans « Épopée » de Marie Cosnay, il y a ici à l’œuvre une apparence de fantastique ne disant pas son nom, un comburant secret ajouté à doses minuscules et juste nécessaires pour élaborer un véritable attracteur étrange, un champ d’expérimentation poétique et historique qui secrète à chaque instant les germes d’un récit épique contemporain. Et c’est ainsi que les mots d’Ariane Jousse développent une magie spécifique qui nous enchante.
Je crois que moi non plus je ne vais pas rester ici.
Je vais arrêter le commerce des faïences et du rouge, cesser de conduire des caravanes d’objets fragiles, menaçant à chaque instant de se casser.
Et partir à pied, je vais souffler un peu.
– Voilà l’histoire que raconte l’homme des Flandres à l’homme qui suit celle pour qui il a morsure de longue date.
Ça fait des mois que je marche.
Des mois que me hante le souvenir d’une horde d’animaux le souvenir d’un petit garçon
– seul humain parmi eux
rouge
et noir
courant près d’un cerf.
Autres lectures : Alain Nicolas (L’Humanité), ici, François Huglo (Sitaudis), ici,
Ariane Jousse - La Fabrique du rouge - éditions de l’Ogre,
Charybde 2 le 2/12/19
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