Christine Delory-Momberger : LE JE DU VERBE ÊTRE EST EN LUTTE
Un labyrinthe s’ouvre entre notre liberté et ce qu’elle recouvre, entre ce combat qu’il faut mener pour rester vivant, établir son présent, combat empreint d’ombres et de fureurs, de forces destructrices et de relégation au rang d’objets. Le Je du verbe être est en lutte.
Christine Delory-Momberger écrit dans sa présentation: ”Dans le souffle du labyrinthe est la deuxième partie du triptyque Exils/Réminiscences, envisagé comme une archéologie de soi par l’image qui fait se rejoindre histoire personnelle et histoire familiale inter-générationnelle dans leurs liens avec les événements de l’Histoire. Je me mets en position de laisser émerger, de susciter, d’affronter des émotions qui, souvent vives et incisives, viennent traverser l’espace du sensible, en allant chercher au plus profond d’une mémoire enfouie…C’est la traversée d’une histoire d’exil sur trois générations, de passages de frontières….Il est question de l’Italie, pays d’origine des migrations familiales, de l’Allemagne et de la France, devenus tour à tour mes pays d’exil. Des visages affleurent, des silhouettes se profilent, des paysages apparaissent. L’horloge du temps se glisse dans les images. Je cherche à travers elles le fil qui délierait l’histoire et ouvrirait un passage de lumière aux vivants. »
Christine Delory-Monberger ne dira pas autre chose dans cette seconde partie de sa trilogie, se confrontant à toute opération mémorielle dans une archéologie, une exhumation des ombres qui ont rejoint la nuit et qui apparaissent dans le noir de ses images, aux confins de la raison. Cette archéologie n’est pas seulement l’expression d’une histoire personnelle, elle a valeur commune, historique et sociale. En portant le regard au centre des refoulements, Christine Delory-Monberger fait œuvre collective, éclaire les processus historiques d’enfouissements et de blanchiment de la conscience collective, s’interdisant dans une culpabilité à peine revendiquée, de regarder en face sa propre histoire, yeux percés de l’aveuglement où a disparu, pendant l’Holocauste, toute humanité.
L’exposition se présente sous la forme de trois séries d’images en noir et blanc, une trentaine en tout, de format 18X24, sauf trois, de plus grandes dimensions qui ponctuent ces trois parties, chapitres d’un témoignage formel, doublé d’un questionnement et d’une question essentielle, entre l’Être et l’ Histoire, comment cela fut il possible, qu’est ce que la civilisation? Ce qui a trait à ce travail endeuillé témoigne en parallèle de cette histoire personnelle, qui a valeur universelle, refoulée, interdite, inaccessible, point aveugle et douloureux dans l’ être, zone contaminée cernée d’oublis et soumise aux questions essentielles, qui, quoi, où, comment, pourquoi. Nous sommes avec Christine face aux exils, déportations, destructions, au non sens, devant le trou noir de la civilisation et de la barbarie. et ce qui est extra-ordinaire, c’est que grâce à ce travail en photographie, nous pouvons nous aussi percer la nuit… idéalement, ce travail nous fait passer de l’autre côté du Styx, du Léthé, nous re-trouvons au delà de l’oubli, la présence de la vie. Aletheia, mot grec, concept philosophique nous introduit à ce qui a échappé à l’oubli, au présent de notre verbe être.
Cette exposition produit une poétique qui articule dans l’irrationnel trois séries de photographies, afin d’énoncer ce qui ne peut se dire. Cette impossibilité d’énonciation verbale est un cri qui déchire les nuits volées, les vies volées, pour forcer la mémoire au delà de la souffrance intérieure vers une sorte de libération et de Renaissance. Extra-jectées et recomposées dans l’espace social, ces images organisées en suite, fuient le regard et l’appellent, se séparent, se repoussent et s’attirent, se succèdent sans lien apparent de causalités ou de pertinences, mais font sens.
Elles forment une succession prédicative, l’intention est de nommer ce qui est dit du sujet en une formule asymptotique. Organisées en séries, articulant un regard intérieur, à partir de documents de photographies de famille, ainsi les liens entre histoire personnelle et Histoire deviennent ils avérés, l’expérience est interrogée dans toute sa durée et non plus seulement à travers ses éléments, séparément… Christine Delory-Momberger tente de mesurer, de ranger, de maitriser ces images dans une proposition globale qui couvre toute les durées pour en connaître les variations intermédiaires et pouvoir déterminer le comportement stable, mesurer l’impact, mesurer la disparition, l’absence, entreprise assez folle pour en être sublime et poétique, irrationnelle. Attitude de scientifique doublée d’une inspiration artistique, d’un souffle donnant une respiration, souffle du labyrinthe, du chemin qui se dessine par sa courbe appelant cet irrationnel. Comment ces images peuvent elles dessiner un tracé de ce temps intérieur qui occupe l’espace, qui envahit la représentation et qui ne touche jamais au but, qui glisse sans cesse sur son objet? Comment l’auteure peut-elle séparer cette douleur en deux parts égales, l’une préhensible, l’autre incompréhensible, lieu des refoulés, sans se laisser happer par le néant?
La réponse tient dans un écho, comme ce son enregistré du Big bang, écho renvoyé par les murs, murs du temps et qui devient l’ombre shuntée du silence, de la mémoire oubliée en lutte contre ses recouvrements et son effacement. Court-circuits. Ce sont les mots de la Tragédie disparue, perçus sous les plages du temps pétrifié. Prisons éternelles des sacrifiés… mais, ici, entendus et repérés, dans une tonalité qui les accomplit par la ferveur de l’amour.
Quand Victor Hugo écrit sur Shakespeare « La science est l’asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse et ne touche jamais » – (Victor Hugo. William Shakespeare – L’art et la science) il fait écho en quelques points, à ce travail qui fuit toujours devant soi dans cette question, l’oubli est-il possible? Nous en connaissons la réponse, le processus productif de Christine Delory-Momberger chasse l’image au delà de ce qu’elle montre dans ce qu’elle évoque, là où elle résonne, échos des voies venues du puits mémoriel, filtrées par le songe, à la limite de l’ écoute, ou avant l’écoute… Histoires de ce chant qui pré-existe à l’homme à travers un noir qui tantôt masque tantôt révèle. L’opacité de ce qui fait l’oubli, ce voile du néant qui recouvre la nuit. Implosions, commencements de l’ histoire, nés d’une obsession de comprendre, de l’impérieuse nécessité de se confronter à l’obscurité des origines. Le noir signe un deuil explorateur de soi, pour prolonger l’ EXIL de cet autre, avant soi. Exil qui se recompose dans une Passion te un imaginaire, un au delà du temps et de la physique des corps anéantis, métaphysique poétique du temps retrouvé aux multiples échos, revenus par le songe, par cette mince couche encore éveillée à l’absolu.
Cette deuxième partie de la trilogie évoque le labyrinthe de cette mémoire perdue qui pourtant, est captive et dont les retrouvailles sont issues d’un travail d’excavation, archéologique, identitaire, aux bords des larmes, dans la nuit épaisse où la conscience chavire. Christine Delory-Momberger renverse les points mêmes de la spatialité et du temps, dans le recul de tout fondement, dont la perte de soi n’est pourtant que puissance affirmée par la volonté d’identifier en soi la terre immergée de la nuit, pour la signaler comme terre défaite, défunte, stérile, mais où luit encore ce qu’il reste de l’amour émergé.
Tout un glissement d’images, un retour de présences évoquées, par métonymie, fulgurances, arrêts sur image, rémanences, déplacent le centre de la mémoire dans un au dedans pacifié, nuages des voies qui ne cessent de parler à voix haute leur disparition, fatiguées aux portes du malheur qu’elles ne cessent d’entrouvrir malgré elles et que nous ne pouvons pas refermer.
Les photographies de Christine Delory-Momberger glissent sur le fil invisible de l’oeil, passent de main en main, formes transitoires de la parole tue, de lèvres en lèvres, en s’acheminant vers le songe, un songe délié de la douleur. La réponse du souffle du labyrinthe est le chant du monde ennobli.
Au sortir de l’exposition, j’ai retrouvé cette sensation de l’air chaud qui battait à la porte comme la pulsation même de la vie, quand celle ci est une séduction et un bonheur physique, qui se donne sans retour par tout le corps…. Alors la nuit vient, chaude et luxuriante, avec les parfums de soleils révolus, le chant des voix brisées par les sirènes de l’avenue et par toutes sortes de pas qui marchent vers l’infini de la nuit, d’autant plus étranges que ces pas lourds et légers, hésitants, vifs, féminins, talons hauts de la séduction, ou pas d’enfants, pépiements de corps, semblaient tous issus du grand silence qui, alors, habitait la chambre aux persiennes closes, comme venus par intermittences de l’ombre même de la nuit, de ces nuits abandonnées par le souvenir, hantées par l’Amour et l’abandon des liens d’hier vers l’oubli…. Inverser le cours du monde quand l’étoile luit et que le ciel, encore pour peu de temps est le refuge du cosmos, présence de l’infini des étoiles dans la voie lactée, éternité pur du grand secret des étoiles, imminence de la montée du jour. Tout se défait et pourtant tout repose encore dans le frais pavillon bleu de la nuit, fleurs séchées, parfums de fruits murs exaltés, eau fraiche, sentiments de la terre, psaumes des mésanges quand bat le coeur à tout rompre….et que le coeur, plus libre, peut s’éprendre du vivant, de tout le vivant.
Pascal Therme le 31/05/18
Dans le souffle du labyrinthe de Christine Delory-Momberger
Anis Gras, le Lieu de l'autre 55, avenue Laplace 94110 Arcueil
Plus sur son travail ici et là