Décomposition et recomposition en Allemagne
L’odyssée d’un homme balloté par l’histoire, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du Mur.
Après le périple chaotique et périlleux à travers les zones troubles de l’Europe entrepris par un soldat perdu de l’IRA dans «Mer noire» (éditions Anacharsis, 2015), Dov Lynch nous plonge avec «Hauts-fonds» (éditions du Seuil, 2018) dans une autre zone instable de l’Europe et sur une longue durée, dans la ville de Vienne et sur le Danube, entre les derniers jours de la Seconde guerre mondiale et la fin des années 1980, au moment de la chute du Mur et de la fin de la guerre froide.
«Vienne était assiégée par l’Armée rouge, la ville était sur le point de tomber. C’était le 7 ou le 8 avril, il ne se souvenait pas de la date exacte.
Ses mains avaient tremblé quand il avait ouvert la porte. Il dit :
– Mes mains tremblaient. Je suis revenu dans l’appartement et j’ai attendu dans l’entrée. C’était la faim. Mes mains tremblaient à cause de la faim, je n’avais pas mangé depuis des jours. J’ai tenu mes mains devant moi et j’ai attendu. Quand elles ont arrêté de trembler, je suis sorti.
Il commença comme ça. Il fallait bien commencer quelque part.»
Quelques mois après la fin de la guerre, Klem, ancien policier autrichien revenu des camps avec son certificat de dénazification, raconte à un soldat américain lors d’un «interrogatoire» son retour dans la ville de Vienne dans les premiers jours d’avril 1945, juste avant la chute de la ville encerclée et assiégée par l’Armée rouge. L’officier américain qui mène cet interrogatoire aimerait, semble-t-il, comprendre comment Klem a réussi à s’extraire de la ville au moment de sa chute.
«L’Américain voulait savoir comment il avait fui Vienne. Il décida de tout lui dire, plus ou moins.»
Dans ce moment historique de déroute et de délitement, le roman, à l’image des événements est frappé d’incertitude et semble tronqué, émaillé de mensonges et d’omissions. Avec une écriture sèche et une ambiance légèrement hallucinée qu’on trouvait déjà dans «Mer noire», Dov Lynch réussit dans «Hauts-fonds» à produire une atmosphère à partir de bribes et des blancs, des silences sur les raisons de la déportation de Klem et de sa libération, sur son expérience du camp, des questions informulées et des soupçons d’espionnage ou de trahison, non-dits qui diffusent leurs radiations dans le récit de manière sourde.
En avril 1945, Klem a réussi à quitter Vienne par son fleuve, en compagnie d’un officier de la Gestapo et d’une femme croisée dans la ville, en un surgissement improbable de l’amour et de l’humanité en plein chaos, évocateur de ce qui est au cœur du livre de Primo Levi, «La Trêve». L’échappée par le Danube et ses dangers, continent d’obscurité et de bruits, le groupe improbable de ces trois individus réunis sur le fleuve, ajoute à l’ambiance singulière et trouble du récit, traduisant cette période où le rôle de chacun semble indémêlable, et les identités et les événements impossibles à appréhender.
Bien des années plus tard, au moment de la réunification de l’Allemagne, Klem continue à vivre malgré tout dans ce monde si différent, et après un demi-siècle le roman interroge ce qui a permis à cet homme de survivre, après avoir été le témoin de l’indicible, et ce qu’il reste de cette trajectoire dont le fleuve Danube et ses dangers, l’impétuosité et la sauvagerie sont la métaphore centrale.
«Il avait vécu la moitié de sa vie dans la plaine et ne comprenait que maintenant à quel point le Danube comptait. Le fleuve était le mouvement au centre de tout. Lui-même était né sur ses rives et il finirait emporté par son courant, comme une branche d’arbre cassée, tournant sur elle-même, plongeant et remontant à la surface, tirée en avant.»
Dov Lynch sera présent pour une rencontre-dédicace à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) jeudi 31 mai prochain à partir de 19 h 30.
Dov Lynch - Hauts Fonds - éditions du Seuil
Charybde7 le 31/05/18
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