Sublime langue pour déjouer le totalitarisme avec Amatka de Karin Tidbeck

Fausse fable dystopique très rusée, magnifique abîme politique et surréaliste du langage et de la poésie.

Vanja de Brilar Essre Deux, assistante d’information auprès des Experts de l’hygiène d’Essre, était la seule passagère de l’autotrain pour Amatka. Dès qu’elle eut grimpé les marches, la porte se referma derrière elle et le train démarra d’un coup sec. Vanja raffermit sa prise sur sa besace et sa mallette de machine à écrire, puis, du pied, poussa sa valise de l’autre côté de la porte coulissante. Il faisait parfaitement noir. Elle tâta le mur et découvrit un interrupteur près du seuil. Une lumière jaillit, diffuse et jaune.
Le wagon voyageurs était un espace exigu, vide à l’exception de couchettes en vinyle marron flanquant les murs et de porte-bagages chargés de couvertures et d’oreillers plats, assez larges pour qu’on puisse également y dormir. La voiture était conçue pour la migration, le transport des pionniers à la conquête de nouveaux espaces, ce qui, en l’occurrence, ne présentait aucune utilité.
Vanja laissa ses affaires devant la porte et s’assit sur chacune des couchettes. Elles étaient aussi dures et peu confortables les unes que les autres. Leur revêtement, lisse d’apparence, se révéla rugueux et désagréable au toucher. Vanja choisit la banquette la plus éloignée de la porte, au fond à droite, juste à côté de la salle commune, d’où on voyait l’ensemble du compartiment. Ces lieux lui rappelaient vaguement le dortoir de la maison d’enfants 2 : mêmes matelas en vinyle sous les draps, même odeur tenace de corps. À cette différence que le dortoir regorgeait d’enfants et bourdonnait de voix.
Vanja inspecta la petite salle commune. Il n’y avait qu’une fenêtre, à droite. Basse et large, elle était dotée de bords arrondis et d’un store. À y regarder de plus près, l’ouverture s’avéra ne pas être une vitre ordinaire, mais un écran blanc s’allumant au moyen d’un interrupteur, simulacre de lumière naturelle probablement. Sous l’écran, une table boulonnée au sol et quatre chaises. En face, un des meubles encastrés abritait des toilettes sommaires et un lavabo ; l’autre, un garde-manger exigu rempli de conserves et de racines comestibles fraîches. On avait tout marqué au moyen de grandes lettres rassurantes : LAVABO, GARDE-MANGER, TABLE. Il régnait une légère odeur de fumier, provenant tout aussi bien des toilettes que des containers transportés à l’avant du train.
Vanja alla chercher sa valise et en défit les sangles. L’une semblait prête à céder. Vanja avait reçu ce bagage de quelqu’un l’ayant reçu de quelqu’un d’autre et ainsi de suite. Quoi qu’il en soit, il n’allait plus tenir très longtemps : le mot VALISE s’était presque estompé. Vanja aurait pu retracer les lettres, bien sûr, mais la question était de savoir ce qui se produirait en premier : la valise allait-elle partir en lambeaux du fait de son grand âge, ou se dissoudre une fois rangée ? Vanja devrait la mettre au rebut.
– Valise, murmura Vanja pour que l’objet conserve sa forme un tantinet plus longtemps. Valise, valise.

Amatka est peut-être bien la plus frugale des cinq colonies de cet univers perdu à l’autre bout d’un mythique passage interstellaire à sens unique, vortex dont le souvenir s’enfouit désormais dans le folklore, les légendes ou les chansons. Lorsque la jeune Vanja y est envoyée, depuis la capitale, pour mener à bien une étude de marché sur le développement d’une marque de savon, balbutiement néo-capitaliste dans cette société communiste étroitement orientée vers la survie par le contrôle, nul ou presque ne se doute encore que, peut-être, un « temps des changements » est désormais venu (et cet écho au grand texte de 1971 de Robert Silverberg, hommage s’il en est à la part de lâcher-prise irrationnel qui demande à s’exprimer en chacune et chacun, n’est sans doute pas si fortuit ici – et davantage encore si l’on songe à ses « Profondeurs de la terre » de 1970), et pas nécessairement uniquement pour permettre le développement de la production privée.

La pièce était exiguë et ses parois tapissées d’étagères de livres, laissant tout juste assez de place pour une table de lecture centrale. Derrière le guichet, à côté de la porte, siégeait un homme replet arborant lunettes, barbe rousse et cheveux bouclés déjà clairsemés. Il remplissait de petites fiches.
Lorsque Vanja ferma la porte, il posa son stylo et leva sur elle des yeux d’un brun amène.
– Bienvenue.
– Merci.
Vanja resta sur place et inspecta l’intégralité de la pièce.
– Cherches-tu quelque chose en particulier ?
– Je suis en visite, dit Vanja. Je viens d’Essre.
– Et tu es entrée ici. (Le regard du bibliothécaire s’illumina sensiblement.) Connais-tu les auteurs d’Amatka ?
– Euh, non.
Le bibliothécaire se leva pour rejoindre l’étagère située au centre du mur opposé. Il pencha la tête sur le côté et parcourut les rangées de l’index avant de localiser un volume peu épais. Il le sortit et frotta délicatement la couverture.
– De la poésie, dit-il. Si tu veux apprendre à connaître Amatka, tu dois lire notre poésie. Ce recueil a été écrit par Anna de Berol. Très concis, très représentatif de notre culture.
Il rendit le livre à Vanja.
Elle le retourna. De la serre 3 avait été publié vingt ans auparavant : trois cent soixante-cinq poèmes décrivant en détail la serre 3. Vanja ouvrit le livre au hasard.

cinq heures vingt-deux              parmi les betteraves
un glissement                                               du voilé à l’acuité
les longs sillons                                de terre calcaire
le bruit de l’eau                                que pompent les racines

– Il est connu ? demanda Vanja.
– Très, très connu, répondit le bibliothécaire. Pas autant que De la serre 5, qui est de loin son plus populaire, mais notre exemplaire est sorti. Cela dit, on peut les lire dans l’ordre qu’on veut. Ils sont écrits de telle sorte qu’on puisse commencer n’importe où.
Selon la page de garde, la série était constituée de huit tomes, chacun décrivant une des serres périphériques.
– Anna a mis dix ans pour terminer cette série, renchérit-il. Le dernier livre est le plus abouti. Extrêmement dense. (Il souligna son propos d’un hochement de tête.) Je te conseille de commencer par un des autres.
Vanja garda l’ouvrage en main tout en explorant les étagères. La sélection était très similaire à celle d’Essre. La plupart des rayonnages étaient remplis d’essais, d’histoires des colonies et de biographies des Héros, ces citoyens s’étant distingués par leurs services rendus aux colonies, leurs actes et leur sens du sacrifice. Vanja sortit d’un rayonnage Des colonies, à destination des enfants. Ils l’avaient lu en classe. Vanja avait toujours voulu visiter les autres colonies. Elle s’était imaginée assise sur les rives de Balbit, ou contemplant les grandes usines d’Odek.

Salvador Dali, Persistance de la mémoire, 1931 

Sous couvert d’une (pas si) simple fable dystopique méditant éventuellement sur le chemin usé des dérives totalitaires de l’utopie communiste, la Suédoise Karin Tidbeck réussit avec ce roman de 2012 (revu en 2017, et traduit en français en mars 2018 par luvan chez La Volte) une véritable prouesse de subtilité esthétique et politique, au service d’une narration utilisant toutes les ressources du sentiment du bizarre, de l’étrange et de l’incongru pour emporter lectrices et lecteurs dans un vaste songe philosophique et poétique, aux racines du vivre-ensemble et des partages possibles (ou redoutables) de l’inconscient collectif, et ce, en à peine plus de 200 pages.

Résolument placée sous le signe d’Ursula K. Le Guin, entre les rudesses nécessaires des « Dépossédés » (1974), le regard anthropologique porté sur l’étrangeté radicale de « La main gauche de la nuit » (1969) et le pouvoir du mot sur la chose de l’ensemble du cycle de « Terremer » (1968), « Amatka » explore en beauté et en intelligence la manière dont performe le langage dans notre conscient et dans notre inconscient, individuel et collectif, langage technique chargé d’ordonner et de durcir le monde, langage poétique pouvant lui donner in fine sa signification intime, mêlant dans son sous-jacent aussi bien les interrogations linguistiques et philosophiques de John Austin ou de John Searle que les recherches surréalistes de Salvador Dali ou de René Magritte. Redonnant subrepticement à la poésie son rôle potentiellement incantatoire, Karin Tidbeck orchestre ici une étonnante parade dansante entre le « Penser avec la science-fiction » de Fredric Jameson et les possibilités de réenchantement du monde que suggèrent les différents réalismes magiques, profitant de l’occasion pour développer aussi une belle ironie sur le professionnalisme capitaliste qui, à propos de comportement du consommateur, semble perpétuellement hésiter entre le « Marketing Management » de Philip Kotler et le « Viol des foules par la propagande politique » de Serge Tchakhotine.

René Magritte, La clé des songes, 1927

Qu’y avait-il dans la langue d’Anna de Berol ? Comme si elle comprenait les mots et les objets plus profondément que quiconque. Ses poèmes n’étaient pas de simples marquages rimés. Ils ne décrivaient pas seulement le monde. Vanja avait la sensation que les serres n’avaient plus besoin d’être marquées depuis qu’Anna de Berol avait figé aussi parfaitement leur forme.

Que Karin Tidbeck soit parvenue ainsi presque d’emblée à écrire un roman aussi complet, se gardant de toute tonalité d’essayiste en ne lâchant rien sur la profondeur béante des réflexions qu’elle suggère, multipliant les résonances et les échos en résistant à la tentation des citations directes, ouvrant des perspectives politiques et psychologiques qui échappent au rebattu en s’appuyant subtilement sur du déjà vu potentiel, cela tient de la véritable prouesse, et du grand plaisir de lire, à présent. Et ce n’est ainsi certainement pas uniquement du fait de l’omniprésence des champignons dans « Amatka » que le grand mycologue du weirdJeff VanderMeer, voit dans ce texte « une exploration époustouflante et véritablement originale des mystères du réel et de ce que signifie être humain. »

Amatka de Karin Tidbeck, éditions La Volte
Charybde2 le 10/04/18
 
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