Focus sur les Black Dolls de Maison Rouge avec Richard Maniere

Déborah Neff expose sa collection privée à la maison rouge et ses black dolls témoignent de l’histoire de la ségrégation africaine-américaine à travers la fabrication de poupées de chiffons noires d’ébène comme le seul moyen d’être (re)présent(é) dans une histoire qui souhaiterait encore aujourd’hui vous oublier ou nier votre existence.

Ce sont les ombres qui frappent lorsque vous rentrer dans l’espace d’exposition de la maison rouge. Après avoir été accueilli par 3 belles poupées noires, vous sentez leur présence, et les ombres vous toisent.

Ce que raconte l’exposition magnifique et sublime de Black Dolls, la collection de Deborah Neff, c’est non seulement un pan entier de l’histoire africaine-américaine et donc de l’histoire américaine, mais aussi, toute la candeur, la poésie et le courage d’affirmation de la couleur de peau, d’un peuple entier, qui ne sera jamais vraiment libéré et qui est aujourd’hui encore stigmatisé et pris à parti à cause de sa couleur de peau.

Mais si l’exposition s’en tenait à ces faits douloureux, elle serait intéressante, politiquement captivante, historiquement indispensable, mais pas remarquable et encore moins singulière.Ce qui la rend sublime, c’est l'exhibition de toutes ces poupées, en grand nombre qui finissent par faire « corps », et créer une présence d’identités niées et flouées par les américains esclavagistes.

Cette présence peut être tout à la fois, foisonnante et impressionnante, c’est le cas dans la grande salle, où sont projetés les ombres des poupées qui veillent alors sur notre déambulation; puis peut-être le mélange d’un sentiment angoissant et troublant, avec les poupées au deuxième niveau, double, sans pied, tête blanche et tête noire, symbole silencieux des viols commis par les « maîtres blancs » sur la femme noire alors esclave.

Curiosité plastique, « monstruosités » chiffonnées et chiffonnantes, alors destinés aux enfants, elles sont la juste représentation d’une douleur profonde et d’une horrible condition. La poupée tait l’indicible mais crie, par toutes ses coutures, les abominations de la domination blanche, tout en étant un jouet, elle transmet une dimension politique et cathartique qui donne froid dans le dos. 

Là encore, dans la scénographie, la contemplation transmet directement une sensation intelligible et mystérieuse à la fois : les poupées sont suspendues dans des demi-sphères transparentes, et leurs ombres projetées comme autant de corps difformes, inquiétantes petites âmes fragiles, fantômes des (des)espoirs, bout de tissus dérisoires, en vaines tentatives de colmater des plaies béantes.

 

Cette installation monumentale et impressionnante est mêlée aux images de ces femmes, ces enfants qui sont pris en photo avec leurs « black dolls ». Elles disent les histoires de ces familles, de la place de la poupée dans l’intimité, mais aussi dans la culture plus globale de l’Amérique raciste et des différences entre les classes sociales, au sortir de la période de l’esclavage.

La poupée n’est pas seulement un jouet, un objet sur lequel on reporte son affection, elle engage une responsabilité. On s’en occupe, on l’habille, on lui parle. Elle devient « quelqu’un » un être que l’on reconnait. Les photographies des enfants, des familles, en présence des poupées en témoignent.

Le 3e et dernier niveau, laisse la place à deux diaporamas vidéos de portraits de femmes noires de la fin du XIXe siècle et d’un court métrage, une sorte de mise en scène de jeu-jouets-joué avec les poupées, montrant la dimension tout à fait contemporaine des représentations stéréotypées…

La collection de Deborah Neff montré hors des États-Unis pour la première fois, est de toute beauté. Non seulement par sa diversité, mais aussi et surtout par la présence que chacune des poupées de chiffon dégage à elles seule. On peut imaginer toutes les mains, les jeux, les histoires, mais aussi, les peurs et les rêves de tous les enfants qui ont serrés ces poupées dans leurs bras, dans un réconfort et comme possible reconnaissance de leur existence.
La dimension politique, sociale et artistique de cette collection est assez rare pour être ici soulignée et encourage non seulement à la contemplation, mais à la réflexion.

Les poupées sont peut-être des ombres noires, mais elles ne font que témoigner de la lumière qui les éclairent, révélant la vérité de toute la beauté des identités, des différences, et de l’humanité. Par les temps qui courent, c’est bon de se le rappeler et Black Dolls y parvient dans un geste ultime, qui fera assurément regretter la fermeture de la maison rouge.

Richard Maniere le 11/04/18
Black Dolls, la collection de Deborah Neff -> 20/05/18
La Maison Rouge 10,  bd de la Bastille 75012 Paris