Au bonheur des start-up… qui meurent
Vie et mort d’une start-up numérique, formidables liaisons dangereuses contemporaines.
Avis au lecteur
Autant prévenir : je m’exprime sous contrat. les phrases, je ne les ai pas écrites. Je n’ai pas choisi un seul mot. Je ne suis pas convaincu par ce livre, je ne veux pas vous convaincre de l’ouvrir. Point de lyrisme ni de démonstration. J’ai mis en ordre des informations, rien de plus. Je compense l’algorithme quand il ne sait pas faire. L’intelligence artificielle ne peut pas tout, quoi qu’on en dise. Elle ne peut pas composer de roman. Même les romans optimisés par les indicateurs de fréquentation des liseuses, il y faut un sens de la narration. Il y aura toujours un humain dans la machine. N’empêche que je ne suis pas l’auteur. Je suis l’opérateur. Catégorie « Tri de données complexes » sur Mechanical Turk, l’application qu’Amazon a créée pour faciliter la vie des patrons. Parmi les offres d’emplois non qualifiés, il y avait un contrat « Assemblage de données épistolaires (roman) », j’ai postulé. Ça ou autre chose. L’épistolaire, je ne m’y connais pas plus que vous, j’ai reçu des mégabits de correspondances et puis débrouille-toi, visionne des tutoriels. En somme, c’est le marché qui m’a choisi ; l’édition française a estimé que je valais mieux qu’un autre, puisque je coûtais moins cher.
Pourquoi je prends la parole, si je ne suis qu’un assembleur produit ? D’abord, l’ « Avis » offert, c’est la ristourne qui m’a permis de décrocher le contrat. Ne rien coûter et en faire plus. C’est une habitude que les éditeurs ont plus encore que les autres employeurs. Avant, ils comptaient sur la vanité des écrivains. Maintenant, ils comptent sur la précarité financière des diplômés. Ils s’adaptent. Ils sont très darwiniens, dans cette profession, même s’ils s’en défendent. Ce n’est pas vendeur, l’exploitation, pour le public lettré, vous comprenez. C’est une clientèle délicate, à états d’âme, il faut la ménager. J’ai cependant été choisi, moi, quadragénaire malgache sans protection sociale, parmi les premiers prix du marché de la narration, parce que je proposais gratis la vraie fausse préface.
En croisant avec une folle habileté le récit de vie et de mort d’une start-up numérique et la forme épistolaire projetée dans l’univers à tiroirs et à facettes des réseaux sociaux contemporains, Sandra Lucbert nous offre une spéculation littéraire et politique de très haut vol. Passionnante de bout en bout, la quête de ces personnages, dignes héritiers de ceux de son premier roman déjà fort intéressant (« Mobiles », 2013), nous propulse à vive allure dans les méandres de cette toujours nouvelle économie prétendument révolutionnaire qui, en permanence plus cool et plus liquide au sens de Laurent Henninger, de Zygmunt Bauman ou de Philippe Annocque, tente, en général plutôt avec succès et moult complicités intéressées, de nous faire perdre de vue son caractère profondément frelaté et sa pulsion avide et mortifère, à l’œuvre in fine fort peu souterraine.
De : Alexandre Drilhon
Date : Mercredi 5 septembre 2012
À : Maud Trévian
Objet : Rép : De la part d’Anastasia, une question
Maud,
pas de malaise pour te donner des infos, Ana m’a raconté. Et que tu es sa pote façon meilleure amie d’avant. LineUp, je vais pas te mentir, c’est plein temps, y compris le week-end, alors option mail pour te répondre, même si je ne suis pas trop à l’aise à l’écrit. Ce sera plus safe que de se dater.
Quoi te dire. Comme tu sais, c’est une boîte qui déchire, depuis dix ans qu’elle existe. Le business model doit se trouver facile sur le Net. En gros, on procure aux artistes l’infrastructure, les compétences techniques, les financements et les réseaux de distribution qu’impose le numérique. Un peu comme la maîtrise d’œuvre pour un architecte. Les artistes nous expliquent ce qu’ils veulent, on trouve comment le faire. On cartonne. On est très bien payés.
Le brand de la boîte clairement, c’est Denner et Thévenin. Ils l’ont créée, ils la dirigent. Ca les autorise à beaucoup de choses. Je veux dire qu’ils ne sont pas portés sur l’économie de leurs employés. Après, perso, je trouve que c’est comme ça que ça doit être. Les boss, ils ne sont pas comme nous, ils sont configurés pour décider, ils ont des responsabilités. Je crois qu’ils étaient ensemble dans une grande école, ils se disent des trucs bien barrés, j’en note certains pour les replacer : « Tu sais, cette idée (cf. Baudrillard) de la beauté comme capital à préserver, depuis l’ère de la consommation massive ? Je crois qu’on devrait jouer là-dessus. » Ça tape, des répliques comme ça. Tout le monde veut bosser avec eux parce qu’ils sentent la gagne et qu’ils ont un traitement de données hors normes. Ils sont au taquet sur les enjeux du numérique, ils saisissent super bien le délire des artistes. Tout ce qui se fait de bien à Paris dans cette branche passe par eux, c’est sans discussion.
En nous offrant les sinuosités et les machinations du désir de pouvoir, de domination et de « réussite » autour de l’entreprise numérique fort hype nommée LineUp et de ses créateurs égotistes et souverains, Sandra Lucbert réécrit avec brio « Les liaisons dangereuses », en prenant grand soin de brouiller les pistes, et d’éviter les assignations trop rapides des Merteuil, Valmont, Tourvel, Volanges ou Danceny d’aujourd’hui. La lectrice ou le lecteur verra bien surgir à l’occasion les motifs et les structures de Choderlos de Laclos, mais sous une forme authentiquement hackée et subtilement pathogène (jusqu’à l’expression « Ce n’est pas de ma faute » qui prendra le moment venu un tout autre rôle dans ce contexte-ci). En une saisissante tranche de vie épistolaire de 460 pages – dont pas une n’est superflue -, les entrelacs dessinés par juristes, cinéastes, businessmen, artistes, programmeuses free-lance, hackers, militants ou faiseurs de réputations numériques donnent à voir le chaos apparent, et ce qui se dissimule d’habitude si soigneusement en son sein. Précarités, addictions et servitudes volontaires dansent ici une gigue sauvage, en toute liberté auto-proclamée, mêlant inextricablement le code, l’art et le business, soulevant de précieuses vagues d’échos tant avec la troisième trilogie visionnaire de William Gibson, celle d’ « Identification des schémas » (2003-2010) qu’avec l’indispensable récente anthologie de La Volte, « Au bal des actifs – Demain le travail ». Bien au-delà d’un redoutable marivaudage numérique à base d’exploitation indue de données personnelles, ou de montages et de cuts dans les vies à humilier, Sandra Lucbert nous offre bien plus qu’incidemment une théorie politique approchée, magnifiquement interstitielle, des représentations contemporaines du travail et du pouvoir que ne renieraient certainement pas les Luc Boltanski et Laurent Thévenot de l’indispensable « De la justification – Les économies de la grandeur » (1991).
Maud Trévian
Une histoire de droits d’auteur ?
Jeanne Letterman
Oui. Ils nous ont payées au forfait pour ces vidéos, qui sont disponibles en streaming uniquement sur Évolution. Le contrat ne prévoyait pas de nous associer aux recettes publicitaires : ils ont gardé tous les profits induits pour eux. À l’époque, dans notre milieu, personne n’y voyait clair avec les gains spécifiques du numérique. Eux, en revanche, ils avaient parfaitement compris l’enjeu économique.
Maud Trévian
Je ne suis pas certaine que ce soit si limpide aujourd’hui non plus. Le marché, la technique et le droit ne sont pas encore alignés. Les règles de l’échange commercial juste sont loin d’être fixées.
Jeanne Letterman
Ce qui est sûr, c’est que bosser avec eux, jamais plus. Je te déconseille a fortiori de bosser pour eux, pardonne ma franchise. Je sais qu’Ana est moins braquée, et son ami vient d’être engagé, je suppose qu’ils y trouvent leur compte. Quant à moi, ce groupuscule de hipsters menés à la baguette par deux experts en malversations, j’ai rarement rencontré plus repoussant. J’ai vu ça de loin, pourtant. De loin, c’était déjà un plan trop rapproché.
Si Sandra Lucbert sait convoquer judicieusement aussi bien les diverses communautés (et individualités !) de hackers que les performances contournées de l’art contemporain le plus mercantile (sachant faire d’un prétendu contenu politique une belle source de revenu), aussi bien les effets de halo, d’hallucination et de paranoïa liés à l’usage intensif des identités numériques que les infidélités, les manipulations et les métamorphoses de l’amour et du désir– et avant tout de l’extension de leurs domaines à l’âge digital -, c’est toutefois dans la brutale irruption du réel – qui n’a donc ici rien de désertique, bien au contraire -, qu’il prenne la forme du cyclone Marnie menaçant New York ou du marécage Erdogan s’emparant de la Turquie, et en organisant la résonance de ce réel avec – paradoxe ! – les grammaires amoureuses et élégiaques des « Sonnets » de Shakespeare, ou de Catulle et d’Ovide, que l’autrice trace les ébauches des voies de sortie et des rédemptions éventuelles – avec un formidable brio dans la capture des flux et des contrastes.
True, ils imposent du libre et du chiffré, et ils managent comme des mecs de Microsoft. Steve Jobs a fait pareil, si tu y réfléchis. Aujourd’hui, il vend des machines qui sont des prisons dorées, alors qu’au départ le drapeau pirate flottait sur le bâtiment Apple. (…)
« Droit du travail », quand je bossais chez LineUp, c’était la formule avec laquelle on taguait tout ce qui nous semblait ridicule. Exemple : « Telle boîte a perdu 10 places au classement #droitdutravail. » (…)
J’ai vu le statut sur les coquillettes. Si Alexandre voulait t’appeler à l’aide, il le ferait sans doute mieux que ça. Il faut que tu t’éloignes d’internet, au moins quand tu ne bosses pas : à trop y rester, tu vois des signes où il n’y en a sûrement pas. (…)
Mechanical Turk, premier au classement des exploiteurs d’humains.
Car c’est notre credo : ne plus payer les compétences, les individus étant interchangeables et dévalués.
Un travailleur jetable, pour plus de commodité.
Le droit du travail étant infiniment dégradable, de nos jours.
D’ailleurs, les contrats sans protection de l’employé sont le dernier cri, en termes de démarche écoresponsable.
Très loin des fantasmes de reproduction, de domination, d’exclusivité et d’immortalité numérique des « Netocrates » (Alexander Bard et Jan Söderqvist, 2008) rêvant au fond d’eux-mêmes d’un grand remplacement chez les ultra-riches, enraciné dans un quotidien qui n’interdit pas de penser, à condition de le vouloir un peu, « La toile » indique puissamment, centrifugeuse géante, le chemin permettant peut-être de séparer l’ivraie du bon grain, le folklore numérique capitaliste, arty et délétère du hacking résistant, plus que jamais nécessaire.
Le moment venu, j’activerai la boîte vocale du Turc. Son mécanisme de gagnant n’a qu’une parole disponible : « Échec. »
Sandra Lucbert - La Toile - NRF/Gallimard
Charybde2 le 4/04/17
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