Leçons de lumière: "Le Lambeau" de Philippe Lançon
Le Lambeau de Philippe Lançon est un livre captivant, et sans doute faut-il prendre ce terme – « captivant » – au sens littéral : il fait de nous un captif, autrement dit nous permet, en ombre, d’accompagner l’auteur dans la prison de sa mise à l’écart, dans ce qui semble à première vue relever de l’enfer ou des limbes…
… – les chambres d’hôpital, les blocs opératoires – des lieux qu'il parvient très vite à changer en sas de survie, en étapes quasi initiatiques – oui, il y a quelque chose de chamanique dans la traversée des espérances auquel nous convie l’auteur. Car c’est bel et bien d’un écartement dont il est acteur et témoin. C’est en écarté de la vie qu’il parle, ou plutôt écrit, sous nos yeux. Le fait que, physiquement, la parole lui soit longtemps interdite – impossible – a pour effet que son écriture avance comme enchâssée dans un silence, entretenant avec ce silence un dialogue vertigineux.
Les raisons pour lesquelles, par ailleurs, son livre nous captive ne doivent pas prêter à confusion. Le Lambeau n’est pas un miracle de lucidité parce qu’il s’attache à rendre la densité et la diversité des douleurs : aucune écriture ne peut restituer la douleur physique dans sa profondeur, son flux et son reflux, même si Lançon sait parler magnifiquement de son acceptation, de la domestication de la douleur. Lançon ne cherche pas à décrire la douleur physique, à la rendre palpable. C’est l’invisible de la douleur, pour ainsi dire sa doublure, qui l’intéresse. Son principe incontournable : la douleur comme un trou, autour duquel l’esprit tourne, contre lequel le corps se débat, en perpétuelle aspiration, mais aussi, mais donc, et c’est là un des exploits du livre, en incessant mouvement. Ce que magnétise la douleur doit être nommé à l’instant de sa dissolution. Le souvenir est la force contraire qui résiste au trou, alors même que ce dernier cherche à confondre et annihiler les instants du passé.
Le Lambeau ne tire pas non plus sa puissance de sa pertinence politique, d’une analyse aiguë du drame dont il est issu : Lançon parle peu du terrorisme, de la terreur djihadiste. La terreur, il la nomme « l’horreur » – celle que marmonnait et répétait un certain Kurtz, au cœur des ténèbres. Mis au ban des vivants par l’attentat, il préfère à la hantise du réel le devoir de hanter ce monde parallèle qu’est la reconstruction de soi. Le Lambeau ne tire pas non plus sa cuisante beauté d’un travail de dignité à vocation complaisante. Lançon est plutôt du côté de Proust, qui progresse vers un dénouement d’où il lui sera permis d’initier, transformé, cette progression. Du côté de Kafka, et de drôle de cancrelat qui devra bien se retourner, une fois, une fois encore.
J’ai utilisé plus haut le terme de lucidité, et il est vrai qu’au sein de l’obscurité où a été jeté Lançon, la lumière est devenue une question de survie. Car Lançon doit, pour survivre, non seulement éclairer ces zones où il redoute de se perdre – où il sait que quelque chose – lui, son moi d’avant – a été perdu, détruit, mais leur permettre de réfléchir – là encore au sens littéral – celui qui désormais les raconte. Pour être à nouveau, il lui faut re-devenir. Non pas seulement jouer les Orphée ou s’imaginer Eurydice, mais être à la fois Orphée et Eurydice. Qu’on comprenne bien ce qui s’est passé : tous les liens d’avec le monde, ou presque, ont été tranchés, et il ne s’agit pas, je crois, pour Lançon de les reprendre un à un, de leur imposer une factice cicatrisation. Le temps, nous dit Lançon, a été pour lui "suspendu". Le travail à accomplir est donc peut-être avant tout gravitationnel – retrouver le bon poids pour de nouveau rétablir le contact avec le sol. Tester les attractions restantes pour doser les forces d'équilibre. Parce qu’en partie détruite, sa bouche se voit assigner une tâche de création; bouche d'ombre, dira-t-on, mais Lançon n'invoque pas Hugo, et l'on pense davantage ici à la phrase de Rimbaud: "Voilà le mouchoir de dégoût qu'on m'a enfoncé dans la bouche" (Lettre à Paul Demeny, datée du 28 août 1871). Non pour pouvoir un jour répéter ce que disait cette bouche, mais pour apprendre à articuler autre chose. Hors de question pour Lançon d’éprouver la grâce d’une renaissance, de resurgir de l’abîme où l’a plongé l’attentat. Une implacable réévalutation : tel est ce qui l’attend, le tend, l’oblige et le sous-tend.
Accompagné de Proust, Kafka et Mann, mais aussi de Gongora, Baudelaire et quelques autres, armé d’un humour destiné à battre en brèche toute tentation compassionnelle, Lançon s’avance à tâtons dans l’inquiétante grotte de Chauvet qu’est désormais pour lui sa réalité. Ombres, traces, parfums, sensations, textures : il lui faut, à même les correspondances baudelairiennes ayant survécu au trauma, ré-initialiser ses liens avec la vie. Si, comme il l’écrit et le répète, il n’est plus lui-même, que faire des mille éclats de cette mosaïque passée qui, à tout instant, reviennent briller dans sa pensée, secouer son corps, au risque de l’empêcher de cicatriser ? Comment recommencer à être autre ? La question semble blessée mais inévitable.
Le Lambeau, qui semble emprunter l’extrême précision de ses introspections à la magie chirurgicale, n’a jamais la froideur d’un bloc opératoire, sans doute parce que Lançon y introduit cet élément – salvateur ? indispensable ? – qu’est la musique, de même qu’il libère la musique de Bach au sein même de l’hôpital. Plutôt que les « leçons de ténèbres » d’un Couperin – auxquelles on aurait pu s’attendre –, ce sont les leçons de lumière de Bach – une lumière intérieure – qui viennent ré-innerver ici la vie. La musique, bien sûr, est celle aussi de la langue, celle de l’écriture, qui procède par fugues, ou s'ouvre aux variations du jazz, une écriture qui ne lâche rien qu’elle ne reprenne avec plus d’intensité, n’exhausse rien qu’elle n’ait auparavant traîné dans l’ombre.
Lucidité ::: transparence. Alors même que l’auteur se voit contraint à une forme de nuit incommunicable, il fait le pari de cette fameuse « transverbération » qu’évoquait Proust, de ce « transpercement » dont il est à la fois la victime et le héraut. Qu'il soit parvenu à arracher, molécule après molécule mais avec une fluidité aussi savante, et une légèreté aussi tenue, autant de chair chantante à la nuit défigurée qui avait tenté de l'engloutir, est prodigieux. Son Lambeau est le contraire d’un tombeau.
Philippe Lançon, Le Lambeau, éd. Gallimard
Claro le 24/04/18