Christopher Moore : Les anges crétins de Pine Cove
Retour à Pine Cove pour une nouvelle farce épique et débridée sur la côte californienne de Big Sur
L’esprit de Noël s’immisça dans Pine Cove. Sournoisement. Comme un truc pitoyable. Sous la forme de guirlandes ou de rubans que l’on accroche à pendouiller, de cloches de traîneau, de lait de poule qui passe par-dessus bord, d’odeur entêtante de sapin et de menaces de sinistres réjouissances, telle la perspective de faire la bise, sous une boule de gui, naturellement à quelqu’un qui souffre d’un bouton de fièvre.
Avec ses édifices de pseudo-style Tudor (tous outrageusement retapés façon villégiature au charme désuet), ses loupiotes clignotantes dans les arbres bordant la rue Cypress, sa fausse neige dans les coins de chaque vitrine, ses Père Noël miniatures, ses bougies géantes illuminées sous chaque réverbère, Pine Cove s’offrait en pâture aux troupeaux de touristes en provenance de Los Angeles, de San Francisco et de la Grande Vallée, tous contaminés par la fièvre acheteuse, et en quête d’une véritable émotion commerciale. Alors que Noël se profilait (plus que cinq jours à attendre), Pine Cove, véritable ville miniature de la côte californienne, où le nombre de galeries d’art supplantait celui des stations-service, et celui des officines de dégustation de vin le nombre de quincailleries, semblait aussi avenante qu’une Miss Beauté de comice agricole bourrée comme un coing. La fête de la Nativité arrivait, accompagnée cette année de l’Enfant roi, car l’une comme l’autre étaient grands, inévitables et miraculeux. À vrai dire, Pine Cove n’en espérait qu’un sur les deux.
Cinq ans après « Le lézard lubrique de Melancholy Cove », Christopher Mooreajoutait en 2004 un nouvel épisode à sa saga délurée de Pine Cove, la petite bourgade californienne située approximativement entre Santa Barbara et Big Sur, concentré des vices et des vertus débridées de la Californie vivant en dehors des grandes agglomérations (mais on trouvera aussi ici certains personnages présents dans « L’agneau » de 2002 et dans « La vestale à paillettes d’Alualu » de 1997) . Traduit en 2006 par Luc Baranger dans la passionnante collection Interstices de Calmann-Lévy, ce conte de Noël pas vraiment comme les autres joue intensément les partitions farceuses – et néanmoins rusées – familières aux lectrices et aux lecteurs de l’auteur.
Le jeudi matin, la nouvelle s’officialisa : Dale Pearson, ce fumier de promoteur, avait disparu. Théo Crowe allait voir le gros pick-up garé sur les bords du Pacifique en furie du côté de Lime Kiln Rock, dans la région déserte de Big Sur, au nord de Pine Cove. C’était là qu’on tournait la moitié des clips publicitaires pour les automobiles. Les monospaces sortis des usines de Detroit ou les grosses berlines allemandes étaient, sans exception, filmés sur la route en corniche des falaises de Big Sur, comme si tout ce qu’il vous restait à faire, c’était de signer les formulaires du crédit pour que votre vie prenne la forme d’une route déserte balayée par les embruns des vagues venant frapper les majestueuses falaises, avec pour seule ligne de mire une prospère oisiveté. Garé au bord de la mer, le gros pick-up de Dale Pearson offrait l’image d’une prospérité insouciante, malgré les croûtes de seul qui se formaient sur la peinture et l’impression que le conducteur avait été emporté par les vagues.
Comme souvent chez Christopher Moore (et l’on pensera par exemple à l’emblématique « Un blues de coyote » de 1994), la farce la plus énorme possible – ici, la transformation de quelques jours paisibles avant Noël dans la petite bourgade en une fête zombie délirante, par la grâce maladroite de l’ange « le plus bête du monde » – masque à peine, et d’une manière on ne peut plus réjouissante, la satire sociale féroce, la mélancolie authentique (la solitude des êtres – et le possible réconfort mutuel de la bienveillance – traverse ces 250 pages comme un lancinant leitmotiv), et la jubilation sauvage de l’étrangeté radicale, confrontée à un certain mode de vie américain dans toute sa vacuité ostentatoire. Même si certains ressorts tragiques et comiques sont peut-être ici moins affûtés que dans plusieurs des œuvres précédentes, la tranche de rire mutant qui nous est offerte vaut bien le déplacement, dans la tempête annoncée, parmi les sapins aux racines fragiles, et dans la joie bizarrement bon-enfant des Cœurs Solitaires, sous le regard amusé et vigilant d’un gros chien joueur et affamé et d’une chauve-souris géante et végétarienne.
Le sot de l’ange – Un chaleureux conte de Noël et d’épouvante de Christopher Moore, éd. Calmann-Lévy
Charybde2
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