La régénération du Cavalier de Derek Munn
Des bottes, un échiquier, une jument et un périple pour redéfinir un être in extremis. Somptueux et envoûtant.
Une sensation d’abord, l’homme n’y est pas pour l’instant, ou est subsidiaire, c’est sa fatigue qui avance, une sensation de cuir, un cuir souple, épais, résistant, je le sens, je vois son grain. Une paire de bottes. J’ai envie de les toucher, de les mettre, mais il y a déjà des jambes, qui marchent, qui boitent. L’homme est descendu de son cheval, ils marchent ensemble, ils rentrent à la maison.
Un voyage qui persiste dans le temps.
Différents états d’usure des bottes se superposent, du cirage à la boue, jusqu’à la poussière qui couvre tout à la fin, moite, agglutinée en bas de cette de gauche dans les bajoues de cuir tombant autour du talon quand, arrivé, l’homme se laisse glisser de la selle pour la dernière fois, se tassant comme un sac de pommes de terre en prenant appui sur l’immobilité de l’animal qui maintenant détourne la tête.
Je comprends alors qu’une fois ses bottes enlevées cet homme ne marchera plus jamais.
J’ai découvert Derek Munn, cet étonnant Anglais vivant en France depuis 1988 et écrivant en français depuis 2004, avec les fabuleuses nouvelles de « Un paysage ordinaire » (2014) chez Christophe Lucquin (dont il faut souligner, contre vents et marées improbables, le talent d’éditeur et de découvreur). J’ai été ensuite impressionné par son redoutable et curieusement charmeur « Vanité aux fruits » (2017), déjà édité à L’Ire des Marges : « Le cavalier », chez le même éditeur, publié ces jours-ci de mars 2018, ouvre d’étonnantes perspectives (on osera dire cavalières, naturellement) à la lectrice ou au lecteur, et illustre à nouveau, depuis des angles différents, à quel point Derek Munn peut mettre en oeuvre une très particulière prose poétique du déphasage et de l’irruption.
Elle saisit le cuir enfermant le pied droit. Pendant un instant tout s’arrête. A-t-elle reparlé ?
Je recule, j’avance, c’est pareil, je voudrais ressortir sur le perron, respirer l’air tiède de la soirée, ne pas être présent. Attends. Mais quoi ? L’odeur, la tristesse, la noirceur sont étouffantes, mais si je ferme les yeux ou repousse le moment, je ne serai pas moins témoin.
Prêt ? Finalement la botte vient aisément. Élise l’a, vide, dans ses mains, comme un creux dans son corps. La chaussette exposée est crasseuse, trouée, laissant voir largement le pied sale, mais apparemment sain. Elle pose la botte, attrape la deuxième, Jean l’observe, elle a l’impression de voir ses yeux derrière un masque, elle sent qu’il s’absente, elle aimerait l’entendre dire encore une fois d’attendre.
Le pied gauche pèse différemment, lui semble plus lourd, le cuir est poisseux. Attends, se dit-elle, Jean ferme les yeux, elle se sent abandonnée, elle tire. Contre une résistance visqueuse d’abord, puis contre rien, ça va trop vite, elle manque tomber, a l’impression de rester longtemps suspendue, le souffle coupé. Le temps de voir, sentir, imaginer ce que c’est que ce pied en déliquescence. Quelques lambeaux d’une étoffe indéterminable sont enracinés dans la chair noirâtre, bleuâtre, verdâtre, suppurante. Jean a perdu conscience, des traces de larmes brillent sur son visage, Élise laisse tomber la deuxième botte, elle cache son nez dans le pli de son coude. Ensuite elle sortira, elle vomira, elle criera à l’aide.
Dans la cour, la jument patiente, elle est à l’ombre maintenant.
Ayant en partie écrit « Le cavalier » lors d’une résidence d’écriture au Chalet Mauriac en 2014, Derek Munn décrivait ainsi son projet initial : « Une sensation d’abord, l’homme n’y est pas pour l’instant, ou est subsidiaire. C’est sa fatigue qui avance. Une sensation de cuir. Un cuir souple, épais, résistant. On voit son grain. Une paire de bottes. On a envie de les toucher, de les mettre. Mais il y a déjà des jambes. Qui marchent. Qui boitent. [Il s’agit maintenant] peut-être d’élucider les mystères de l’origine du roman qui explore la vie du propriétaire de ces bottes. »
Le berger et herboriste « Farigoule Bastard », chez Benoît Vincent, accédait à une vie nouvelle et à un mystère différent en cheminant à pied, depuis sa Drôme provençale en direction de la capitale. Robert Louis Stevenson finissait par définir sa randonnée cévenole par sa compagne, l’ânesse Modestine, plutôt que par la route elle-même (« Voyage avec un âne dans les Cévennes », 1879). Dans « La position de Philidor » de René-Victor Pilhes, le jeu d’échecs élucidait en subtilité le mystère du meurtre de l’immonde Capulac. Le capitaine de gendarmerie Langlois, enfin, l’un des plus extraordinaires personnages de Jean Giono, enveloppait les tourments sibyllins de ses réflexions et de ses doutes dans le cuir flamboyant de ses bottes officielles (« Un roi sans divertissement », 1947). Le cavalier Jean, chez Derek Munn, opère une prodigieuse synthèse dérivante de ces ingrédients isolés : héritier d’une ferme prospère mais harassante, dont son père lui enseigna sans tendresse tous les secrets et les labeurs, il joue aux échecs en amateur éclairé, déchiffrant dans le mystère des combinaisons, des ouvertures et des finales comme une possibilité d’échappée souveraine et tranquille. C’est pourtant en chaussant ses fameuses bottes et en enfourchant sa jument pour rejoindre Paris, dans ce premier quart du dix-neuvième siècle, et y retrouver ses enfants trop vite grandis peut-être, que son destin se joue véritablement, et les soixante-quatre vignettes du « Cavalier », cases d’un échiquier intime construit par souvenirs d’enfance, regrets amoureux sublimés et tendresses enfouies, fourniront à la lectrice ou au lecteur les précieux indices permettant, peut-être, de déchiffrer le sens d’une vie à l’insu même de son protagoniste. En nous offrant du même coup un roman poétique, inclassable et magnifique.
On se moque de lui, de l’air béat qu’on lui trouve pendant les jours, les semaines suivant la naissance, puis, par la suite, toujours, pour son attachement à ce poulain, cette pouliche, cette jument. Elle s’appelle comment ? Je ne sais pas, je ne lui ai pas demandé. Ça fait rire Mathilde, c’est bien.
Cette question du nom revient souvent. Jean répond diversement suivant son humeur ou la personne qui la pose. Elle n’en a pas. Elle n’en a pas besoin. Elle n’a jamais su, ou n’a jamais voulu me le dire. Je ne l’ai jamais compris. Déjà, qu’on l’appelle un cheval ne la concerne pas. M’a-t-elle donné un nom à moi ? Croyez-vous qu’en me voyant chaque jour elle se dit, voilà Jean qui arrive, mon homme ?
Pour les amies et amis de Bordeaux et des environs, signalons qu’une rencontre avec l’auteur, animée par Claude Chambard, est prévue le vendredi 30 mars à l’excellente librairie La Machine à Lire.
Le Cavalier de Derek Munn, éditions L’Ire des Marges
Charybde2, le 21/03/18
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